L’heure est au dialogue interreligieux et vous publiez une histoire des missions protestantes. Une telle démarche n’est-elle pas incongrue dans ces temps où l’on recherche la concorde entre les religions?
C’est vrai : aujourd’hui, la mission n’a pas la cote, mais ce n’est pas si original que cela. En fait elle n’a jamais été très populaire. Les Réformateurs eux-mêmes n’ont pas eu de visées missionnaires. On peut les comprendre. Ils avaient d’autres chats à fouetter. Les premières missions protestantes, apparues au XVIIIe siècle, ont été le fait de chrétiens marginaux. L’institution ecclésiastique protestante ne vibrait pas à la cause missionnaire.
A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la mission a connu davantage de popularité. Mais souvent, les gens étaient plus fascinés par les récits de ces explorateurs-missionnaires que par le ministère des missionnaires-explorateurs…
Si les apôtres avaient tenu le raisonnement que l’on entend souvent : « Notre religion est bonne pour nous, et les autres ont la leur… de quel droit leur transmettre nos convictions ?», le christianisme serait resté une petite secte juive. La conviction d’avoir une foi de portée universelle pousse ceux qui l’ont compris et qui en vivent à aller plus loin. La mission naît toujours dans des temps de réveil spirituel, où les chrétiens prennent conscience de manière renouvelée du caractère merveilleux et libérateur de l’Evangile. Une nouvelle qui peut changer notre existence dans un monde écrasé par les fatalités, les injustices et tant d’autres oppressions, y compris religieuses.
Est-ce qu’au travers de ce livre vous avez cherché à transmettre une vision idéale de la mission ?
Lorsqu’on étudie l’histoire de la mission, on ne peut pas, on ne peut plus l’idéaliser. Comme chacun de nous, les missionnaires, même les plus héroïques et les plus remarquables, ont eu leurs travers, leurs limites, et n’ont pas toujours su s’affranchir des préjugés de leur époque. L’histoire de l’Eglise est marquée par l’ambiguïté — c’est un tribut à l’incarnation. Pourquoi, ne serait-ce pas le cas également de l’histoire de la mission ? Sans doute ne faut-il pas juger trop hâtivement le passé à partir des critères d’aujourd’hui, mais il importe d’en tirer des enseignements, positifs ou négatifs, en espérant faire au moins aussi bien aujourd’hui que nos prédécesseurs.
Faire de l’histoire des missions, c’est aussi découvrir que la mission n’est pas d’abord le fait de chrétiens occidentaux. Elle est une donnée constitutive de la foi chrétienne. Elle a toujours existé, même quand l’Eglise l’a marginalisée. Elle n’est pas née au XIXe siècle. Le premier volume d’histoire des missions le montre clairement. Dans les premiers siècles de notre ère, l’effort missionnaire a été surtout le fait d’Asiatiques et d’Africains. Les premiers Occidentaux à être partis en mission outre-mer sont des Franciscains, à la fin du XIIIe et au XIVe siècle. Il a donc fallu longtemps aux Occidentaux pour prendre conscience de leur responsabilité : partager plus loin ce que leur avait apporté d’autres missionnaires…
Et même pour ce qui concerne les missions modernes : très vite, le relais a été pris par des chrétiens issus des jeunes Eglises. La Société des missions de Tahiti est née la même année que l’Eglise tahitienne, et elle a évangélisé des centaines d’îles du Pacifique. Parmi les premiers missionnaires en Afrique occidentale, on compte de nombreux Noirs. Ainsi, les pionniers au Cameroun ont été des esclaves jamaïcains affranchis. On pourrait citer bien d’autres exemples.
Vous publiez un livre sur la période qui court de 1800 à 1950, une période marquée par le colonialisme. La mission a-t-elle été le support idéologique du colonialisme européen ?
On ne peut pas répondre à cette question de manière simpliste, par oui ou par non. Il importe de nuancer. William Carey, “le père des missions modernes”, parti aux Indes en 1792, dut débarquer clandestinement à Calcutta. Plus tard, il se replia dans une enclave danoise, le roi du Danemark, un chrétien engagé, acceptant la mission contrairement à l’administration coloniale britannique. C’est qu’à l’époque la mission était très impopulaire. Les compagnies commerciales craignaient une dénonciation des injustices commises au détriment des populations locales. Elles redoutaient aussi les réactions des chefs religieux. Pour éviter toute rébellion, il ne fallait pas toucher aux croyances et aux chefferies locales. La mission menaçait cette structure traditionnelle. C’est une évidence : au début les relations entre mission et colonisation ont été beaucoup plus conflictuelles qu’amicales !
Vous venez d’évoquer des circonstances où la colonisation a précédé la mission. Comment cela s’est-il passé lorsque la mission a précédé l’aventure coloniale ? Est-ce qu’on peut dire par exemple qu’un Livingstone a représenté une sorte de tête de pont du colonialisme ?
Peut-être qu’à leur insu, des hommes comme Livingstone ont en effet facilité la colonisation par les indications géographiques qu’ils ont transmises. Mais, de toutes façons, cette colonisation aurait eu lieu. Avec ou sans la mission. On n’imagine pas qu’aujourd’hui l’Europe reste cantonnée dans son territoire étroit sans aucun contact avec le reste du monde et que l’Afrique demeure dans l’isolement qu’elle a connu en d’autres temps !
Lorsque la mission a précédé la colonisation, on lui a reproché de lui ouvrir la voie. Dans les cas inverses, on lui a reproché de profiter de l’appui de la colonisation… De même, on a tantôt reproché à la mission de ne s’occuper que des “âmes”, tantôt, lorsqu’elle a agi dans des domaines plus “terrestres” (médecine, hygiène, habitat, agriculture, condition féminine...), de détruire des coutumes ancestrales. Une analyse objective nous conduit à dire qu’il est heureux que, dans bien des cas, la mission chrétienne ait précédé la colonisation ! Elle a permis à la population de se structurer, de trouver une raison d’être et une certaine éthique avant l’arrivée des commerçants.
Disposez-vous d’exemples concrets où la présence missionnaire a permis de préserver certaines populations des dégâts de la colonisation ?
On pourrait citer de nombreuses situations. Dans les îles du Pacifique, à Tahiti par exemple, les missions sont arrivées avant la colonisation. La population locale a bénéficié d’une législation inspirée des lois bibliques et, au moment où la colonisation est arrivée avec ses commerçants, les habitants de l’île ont fait preuve d’une capacité de résistance nettement plus forte.
En Nouvelle Calédonie, les premiers missionnaires protestants sont arrivés sur l’île sous mandat français au début du XXe siècle. Le gouverneur a tenu ces propos à Maurice Leenhardt, le grand ethnologue et l’un des premiers missionnaires protestants à s’installer là-bas : « Que venez-vous faire en Nouvelle Calédonie ? Dans une génération, il n’y aura plus de Canaques ! » Les Canaques étaient effectivement décimés par l’alcool. De plus, les Français avaient établi un bagne au large de Nouméa et les bagnards libérés devaient finir leurs jours sur l’île, avec tout ce que cela comportait comme apports en alcool et en violence. Les statistiques démographiques prouvent qu’après vingt ans, la population de Nouvelle Calédonie a recommencé à croître. Et c’est un fruit direct du combat mené par la Croix-Bleue, une organisation de lutte contre l’alcoolisme apportée par la mission. A un missionnaire qui lui reprochait de fermer, au nom de la laïcité, des centaines d’écoles fondées par les missions, le Dr Augagneur, gouverneur français de Madagascar au début du XXe siècle, répondit : “Vous voulez faire d’eux des hommes, mais ce que nous voulons nous, c’est de la main d’œuvre !”
Dans d’autres endroits, en Amérique latine par exemple, les missionnaires ont été appelés des « pacificateurs », parce qu’ils ont apporté la paix entre des ethnies qui s’entretuaient. Il faudrait aussi parler plus longuement de la lutte contre l’esclavage menée par des Livingstone et bien d’autres, une lutte qui a permis de sauvegarder des populations entières !
Propos recueillis par Serge Carrel