Le passé est prophétique ! Lire les gens qui nous ont précédés sur cette terre, c’est reconnaître ce que leurs conceptions de la vie recèlent de richesses, malgré leurs différences. A travers leurs yeux, nous sommes appelés à redécouvrir notre propre culture, ses forces et ses défauts. Cette découverte nous permet de prendre position dans notre société, tout en mettant de côté nos lunettes à vision réduite.
Les classiques de la spiritualité chrétienne nous donnent donc la possibilité d’être des chrétiens avisés, qui écoutent et apprennent des voix prophétiques de ces générations qui nous ont précédés. « Le Voyage du pèlerin »(1) de John Bunyan est l’une de ces voix prophétiques qui nous rappelle aujourd’hui qu’entre autres l’orgueil, le doute et l’athéisme sont tout autant au goût du jour qu’ils ne l’étaient lorsque le roman allégorique a été écrit au XVIIe siècle.
« Le Voyage du pèlerin » de John Bunyan appartient au riche héritage de la littérature chrétienne d’apprentissage qui trace le cheminement de la vie des croyants, tout comme le ferait d’un point de vue séculier des romans d’apprentissage tels que le « Candide » de Voltaire, ou encore « Madame Bovary » de Flaubert. John Bunyan, un réparateur de casseroles itinérant, mais aussi un prédicateur puritain (courant du protestantisme anglais qui poussa les principes de la Réforme plus loin que ce que l’Eglise anglicane préconisait) publie un roman en 1678 pour l’édification des croyants dans le style de « La Divine Comédie » de Dante et le « Pèlerinage de la vie humaine » de Guillaume de Deguileville. Chrétien, le protagoniste principal, quitte sa ville d’origine appelée « Corruption », et s’engage en direction de la montagne de Sion, là où se trouve la cité céleste. Son départ, qui est compris comme sa conversion au christianisme, n’est pas tâche facile. Après avoir essayé en vain de convaincre sa femme et ses enfants de l’accompagner, sous les moqueries et les accusations de ses voisins, il s’échappe en direction de la porte étroite, en se bouchant les oreilles et en criant : « La vie, la vie, la vie éternelle ! »(2).
Un chemin de sanctification
Le chemin spirituel sur lequel Chrétien s’engage est rempli de doutes, de tentations, d’obstacles, mais aussi d’encouragements et de la présence du Christ, le « Seigneur de la cité céleste ». L’humour mordant de Bunyan transparaît dans les ennemis et les faux pèlerins que Chrétien rencontre. L’écrivain puritain n’est pas tendre avec les hypocrites. Ainsi Chrétien rencontre « Chrétien de paroles » qui habite la ville de Corruption, à la rue du Babil, et il se trouve qu’il est le fils de Beau parleur. Alors que Fidèle, Chrétien et Chrétien de paroles font un bout de chemin ensemble, Fidèle demande à Chrétien de paroles : « Sentez-vous dans votre cœur cet amour ardent pour la sainteté qui caractérise tout converti ? Votre piété paraît-elle dans toute votre conduite ? La mettez-vous en pratique ou contentez-vous d’en parler ? » Chrétien de paroles, refusant de répondre à de telles questions, abandonne le chemin du pèlerinage. A Chrétien de s’empresser de dire à Fidèle : « Vous avez fort bien fait de lui parler ainsi. Il est rare aujourd’hui qu’on use de cette sincérité les uns envers les autres »(3). Dans la vallée de l’Humilité, Chrétien rencontre sur sa route Apollyon. Ce monstre couvert d’écailles brillantes qui reflètent son orgueil, a des ailes de dragon et les pieds d’un ours, ainsi qu’une gueule de lion, alors que du feu sort de ses entrailles. Complètement désemparé, Chrétien rassemble le peu de courage qui lui reste et fait face au monstre qui se trouve être le prince et le dieu de la ville de Corruption. Apollyon lui offre toutes les richesses du monde, pourvu que Chrétien se mette à son service. Mais ce dernier s’exclame avec courage : « Je me suis déjà engagé à un autre souverain, à savoir au Roi des rois. Ainsi n’espère plus que je veuille jamais rentrer sous ton affreuse domination »(4). Au fil de leur chemin, Chrétien et son compagnon Espérant rencontrent Athée qui éclate de rire lorsqu’il apprend qu’ils sont en route pour la cité de Sion : « Je ris, leur dit-il, de ce que vous êtes si simples d’esprit que d’entreprendre un voyage si pénible pour n’en avoir que de la peine… Il n’y a point de lieu dans ce monde tel que celui que vous vous figurez »(5).
Chrétien est confronté aux mêmes tentations auxquelles nous faisons face, que ce soit le pouvoir, l’argent, l’orgueil, l’incertitude ou le confort, ainsi que des obstacles plus subtils qui sont sans cesse présents dans notre quotidien, que ce soit un manque d’honnêteté, des paroles non édifiantes, ou un manque d’intégrité dans nos prises de position et nos actions. John Bunyan nous invite à nous questionner : sommes-nous comme Chrétien de paroles qui a réponse à tout, mais qui ne sait que répondre quand on lui demande si de telles paroles forment son caractère et ses actions ? Sommes-nous comme Chrétien qui, quand ceux qui sont au pouvoir offrent gloire et autorité, rappelle que Jésus seul est notre Seigneur et que notre âme appartient à nul autre qu’à lui ?
La persévérance des chrétiens
Le voyage de Chrétien est celui de tout chrétien qui grandit, pas à pas, dans l’amour de Dieu et dans l’amour de son prochain. C’est un cheminement qui gagne en profondeur, en maturité, alors que les pas du pèlerin le mènent de plus en plus proche de la destination : la cité céleste. Ce développement spirituel, auquel tout croyant prend part, n’est pas passif, mais actif. Chrétien va au combat. Il fait face à ses peurs et esquive de nombreux pièges sur son chemin. Alors que beaucoup de pèlerins abandonnent face aux difficultés, Chrétien persévère, encouragé par le Christ et par le fait qu’il croit en la vérité, et qu’il n’y a nul mensonge en la vérité. Alors qu’il chemine avec Ignorant qui répond à toute question par l’affirmation : « C’est mon cœur qui me le dit », Chrétien affirme l’importance de confronter toute parole et pensée à la Bible : « Les bonnes pensées sont celles qui sont conformes à la Parole de Dieu »(6). Cette vérité est transformatrice. Elle change les cœurs et permet à Chrétien et Espérant d’avancer vers la cité céleste, la nouvelle Jérusalem. Aidé par le Seigneur de la cité, Jésus-Christ, et ses serviteurs, Chrétien et son compagnon Espérant sont non seulement sanctifiés, mais ils seront aussi transfigurés à leur arrivée à destination, afin de pouvoir contempler le Très-Haut dans toute sa gloire.
Se plonger dans « Le Voyage du pèlerin » pour s’inscrire en contre-culture
Le parcours de Chrétien présenté par Bunyan a formé l’imagination de chrétiens et de non-chrétiens depuis plus de douze générations. Au XVIIIe siècle, « Le Voyage du pèlerin » était non seulement enseigné à l’école mais aussi dans les Eglises(7). On offrait le livre comme cadeau aux enfants, afin de leur donner une idée de la vie chrétienne, de ses aléas, de ses peines et de ses joies. Ce livre qui a modelé la compréhension de la sanctification de tant de chrétiens nous invite à prendre sérieusement notre quotidien, afin de ne pas négliger, ni prendre à la légère, ces obstacles et tests qui se présentent au fil de nos journées. Lire Bunyan, c’est non seulement se joindre à ces douze générations de chrétiens dont l’imagination a été façonnée par « Le Voyage du pèlerin », mais c’est aussi se joindre à plus d’une septantaine de générations de disciples de Jésus dont les vies ont été façonnées par l’espérance chrétienne, alors que le pasteur puritain s’inspire d’écrivains tels que Augustin d’Hippone, Jean Cassien, Thérèse d’Avilla et tant d’autres. Cette sagesse qui nous vient de la Bible ainsi que l’espérance que nous avons en Christ, telles qu’elles nous sont transmises par le pèlerinage de Chrétien, ont imprégné la littérature génération après génération. Suivre Chrétien sur son pèlerinage, c’est se plonger et vivre dans un monde qui est différent du nôtre. Suivre Chrétien sur son pèlerinage, c’est être à contre-culture, en bénéficiant d’une richesse qui ne cessera d’être pertinente dans le monde dans lequel nous vivons, quelles que soient les directions prises par nos instances politiques ou notre société.
Antje Carrel