Nous nous sommes habitués aux scandales sexuels dans l’Eglise catholique. La récente révélation des abus au sein de la Convention baptiste du Sud (SBC) aux Etats-Unis nous montre que les milieux évangéliques n’en sont pas exempts. Dans ma pratique en région parisienne également, j’entends chaque semaine des récits d’abus, d’agressions et de viols. Nous serions tentés de nous dire: «Ce qui se passe aux Etats-Unis, c’est loin! Ça n’existe pas chez nous!» Vraiment? En fait, la réalité est tout autre. Ce qui nous parvient via les médias devrait nous interpeller. Cela devrait nous conduire à faire un état des lieux en toute honnêteté. En ce qui me concerne, j’observe et j’entends des récits qui sont souvent extraordinairement difficiles à entendre. Serait-ce pour cela que l’on ne veut pas y prêter attention et les prendre au sérieux? Y aurait-il là une forme de déni face à ce qui ne devrait pas exister dans une Eglise? Car oui, la sexualité peut être belle, mais elle ne l’est pas toujours, et pour pas mal de personnes. La sexualité est complexe, tout comme l’homme qui la pratique. Alors pourquoi évoquer ou faire miroiter un idéal seulement, qui, dans la réalité, n’est pas simple à atteindre, sans rendre attentifs au fait que, pour être belle, elle doit être apprise?
Dans nos Eglises évangéliques, plusieurs aspects sont éclipsés dans l’enseignement de la sexualité. Je voudrais en approfondir quatre dans un objectif de prévention, et pour permettre de mieux en comprendre les enjeux. Je suis conscient qu’il y en a plus que cela.
1. L’importance du consentement
« Une fille qui ne dit pas non est d’accord », me disent souvent les garçons de 13-14 ans durant mes interventions en éducation sexuelle. Comme si la parole d’une fille ou d’une femme avait moins de valeur que celle d’un garçon ou d’un homme. Serait-ce une excuse pour arriver à assouvir une pulsion, ou simplement des mythes qui ont la vie dure?
L’être humain est un être de parole. C’est lui reconnaître son humanité et l’accepter dans sa différence que d’entendre cette parole. Cela met la réflexion autour du consentement au niveau de celle du respect. Respecter la parole de l’autre, c’est respecter la personne, même si je voudrais autre chose.
Dans le code pénal (français), le consentement ou le non-consentement est un des facteurs pour déterminer s’il y a abus sexuel. Outre son aspect juridique, il y a surtout un aspect psychique à prendre en compte. Dans le cadre de la sexualité, à quoi consent-on? Jusqu’où est-ce que je permets à quelqu'un d’aller?
Quand Yvonne me parle de sa nuit de noces, elle est en colère. Elle et son mari ont attendu la célébration de leur mariage pour vivre leur intimité. Mais cette nuit-là, elle n’a pas envie de cela. Elle lui dit: «Non» ! Il insiste, encore et encore. Elle ferme les yeux et laisse faire en pleurant en silence.
Dire «non», c’est le contraire du consentement. Ce dernier peut être donné à une occasion et peut très bien ne plus être accordé la fois suivante. Mais pour consentir, ne faut-il pas déjà avoir conscience de ce à quoi on consent? D’où le débat en 2017 et 2018 en France autour de la question de savoir s’il faut fixer un âge minimum, en dessous duquel un consentement ne serait pas valable. Le législateur a jugé qu’il était difficile de donner un âge.
Dans un sens plus large, ne faudrait-il pas aussi dans nos Eglises réviser notre rapport à l’autre? L’amour du prochain n’inclut-il pas le respect, malgré les différences? Bien que croyant au même Seigneur, chacun de nous est différent. Cette différence s’exprime aussi par l’absence d’envie et le non-désir. Donnons-nous le droit de l’exprimer à celui qui pense différemment de la norme? Forcer quelqu’un, que cela soit au niveau spirituel, intellectuel ou encore sexuel, est un abus. Consentir, c’est choisir. Ne pas consentir aussi! Le permettre à un individu, c’est lui reconnaître son humanité.
Dans nos Eglises, le consentement devrait être enseigné au même titre que la sexualité. On ne peut pas enseigner l’un sans l’autre. Apprendre à désirer sans posséder, sans abuser et sans «profiter» d’une quelconque supériorité, c’est fondamental!
2. La prise de conscience de la notion de victime et d’auteur
Toutes les victimes d’abus sexuels que j’ai pu accompagner (et j’en rencontre chaque semaine!) croulent sous un poids de culpabilité et de honte. Porter un corps sali par un autre est inimaginable. Une forme de dissociation peut s’opérer lors de l’abus. Les spécialistes appellent aussi cela une «sidération psychique». Comme si la victime sortait de son corps et devenait spectatrice de ce qui lui arrive.
Depuis 2017 avec #balancetonporc et #metoo, les langues se délient. Enfin! Voici ce que m’a dit récemment une femme de 58 ans, victime de viols dans son enfance: «J'ai été violée par mon oncle à 14 ans. Il m'a manipulée et j'ai été sous son emprise pendant 10 ans. Durant cette période, j'ai subi 5 avortements faits par des «bouchers amateurs». J'ai vécu une sidération psychique qui explique ma réaction face à l'agression, comme si j’avais consenti au viol. Je ne voulais pas, mais j'ai laissé faire. De là découle tout le reste: culpabilisation, manipulation, enfermement, et une forme de dissociation entre mon corps et mon psychique.»
Dans ce contexte, comment définir une «victime»? Ce terme est un emprunt au latin classique «victima» qui signifie «bête offerte en sacrifice». Victime désigne alors une créature vivante, offerte en sacrifice et, par extension, toute personne qui souffre des agissements d’autrui (1).
Beaucoup de dictionnaires utilisent cette expression pour qualifier les personnes ayant subi un grave dommage corporel. L’assemblée des Nations Unies définit les victimes comme des personnes qui, individuellement ou collectivement, ont subi un préjudice, une atteinte à leur intégrité physique ou mentale, une souffrance morale, une perte matérielle, ou une atteinte grave à leurs droits fondamentaux (2)… La philosophe Michela Marzano va encore plus loin, en émettant l’hypothèse qu’une victime est une personne réduite à un état d’impuissance radicale, un individu qui perd son statut d’humain et qui se trouve ainsi transformé en un simple objet, une chose dont on dispose librement. La victime serait ainsi celui (ou celle) dont la volonté et le désir ne sont pas pris en compte, celui ou celle dont le corps et ses « limites » sont bafoués, celui qui perd la possibilité d’exprimer son point de vue, celui qui est empêché d’agir dans le monde et d’habiter son corps comme un espace propre, et celui dont le statut de sujet moral et social est remis en question (3).
Dans le suivi des personnes victimes d’abus sexuels de toutes sortes, je constate cette impuissance dans laquelle l’auteur de l’abus a enfermé sa victime. Il s’agit, lors d’un accompagnement, de permettre à la personne victime de redevenir pleinement sujet.
L’abus subi a anéanti la volonté propre de la victime, et son intégrité physique et psychique. Enfermée dans une position de victime, la personne n’est plus reconnue comme sujet de son désir et de son vouloir. La victime n’est plus qu’objet. Le non-consentement n’a pas été pris en compte. Elle n’avait pas d’autre choix sinon celui de subir. Le droit de consentir, c’est, en principe, pouvoir empêcher que quelqu’un d’autre décide à notre place ou nous impose une décision nous concernant (4).
Reconnaître une victime comme telle est la première étape: il est donc nécessaire de nommer la faute. Cette reconnaissance est fondamentale pour se réapproprier son «moi», pour pouvoir se libérer du poids de la fausse culpabilité. Vient ensuite la nécessaire réparation. Le fait de dénoncer de tels actes est important. Un jugement de l’auteur au niveau pénal peut faire office de réparation et confirme à la victime que le coupable est un autre.
Dans ce contexte, la question du silence qui peut parfois régner dans nos communautés, se pose. Quand les victimes sont majeures, on ne peut porter plainte à leur place. Mais on peut les accompagner dans une telle démarche, sans les forcer (ce qui reviendrait à leur retirer l’état de sujet qui a un désir propre).
Ce n’est qu’après cela que, éventuellement, un pardon peut intervenir. Un pardon accordé, librement choisi, qui peut agir quand le désir de vengeance a laissé la place à la possibilité de rétablir un lien entre la victime et son bourreau.
Ce pardon surgit lorsque celui qui a subi un tort décide de sortir d’une logique circulaire qui pourrait le pousser à chercher une satisfaction dans l’exercice d’une violence semblable à celle qu’il a subie auparavant. N’oublions pas que lorsque nous prenons connaissance d’un abus sexuel, il s’agit avant tout de mettre la victime en sécurité. C’est d’elle dont il faut s’occuper en premier lieu.
3. Les facteurs favorisant la résilience après un traumatisme
De quoi parlons-nous lorsque nous parlons de «résilience»? Avec ce concept, relativement récent, les spécialistes désignent une aptitude, une capacité à (re)vivre, à rebondir, à se reconstruire après un traumatisme. Que se passe-t-il lors d’un traumatisme, comme un viol ou une agression sexuelle par exemple?
A plusieurs reprises, lorsque les victimes parlent de leur abus, elles évoquent toutes un même phénomène: une dissociation entre les émotions et le corps, au moment de l’agression. Comment expliquer cela? Lors d’une agression sexuelle, le cerveau nous prépare à fuir en sécrétant de l’adrénaline et du cortisol. Le pouls et le rythme cardiaque s’accélèrent. Les muscles se contractent. En cas d’impossibilité de s’enfuir, le cerveau est en «surchauffe». Il s’opère alors une forme de paralysie. L’excès d’hormones peut aller jusqu’à provoquer un arrêt cardiaque. Le cerveau ordonne alors la sécrétion de kétamine et de morphine. Ces molécules vont «court-circuiter» le système. Une seconde phase commence alors: la dissociation. La personne perd la notion du temps, de l’espace et de la réalité. Cela explique pourquoi les victimes ont parfois du mal à donner les détails de leur agression (Dr Murielle Salmona).
Dans ce contexte, quels sont les facteurs de résilience qui vont permettre de reprendre un nouveau développement?
3.1 Les facteurs de protection acquis dans l’enfance:
Il y a tout d’abord les facteurs de protection qui ont été acquis durant l’enfance: une famille sécurisante, une bonne capacité à verbaliser, un sens de la relation, la construction d’une bonne estime de soi et un choix professionnel ou intellectuel satisfaisant.
Dans la théorie de l’attachement de J. Bowlby, c’est ce que l’on appelle un « attachement sécure ». Une personne qui a un attachement sécure est statistiquement moins concernée par des agressions sexuelles. Ce qui veut dire que ces facteurs se construisent dès la petite enfance. Nous sommes ici dans la prévention et l’éducation.
3.2 Les facteurs de résilience:
Une fois le traumatisme arrivé, quels sont les facteurs qui facilitent la résilience? Le premier facteur, c’est de disposer d’un entourage proche compréhensif, non jugeant et empathique. En un mot comme en cent, c'est disposer d’un soutien sans faille de ses proches (famille, amis, Eglise, etc.).
Le deuxième facteur qui favorise la résilience, c’est le fait de chercher du sens. Voici la suite du témoignage de cette femme citée plus haut. Elle souligne: «Grâce à la thérapie, j'ai réussi à mettre des mots sur les situations et les états de cette période chaotique de ma vie. Mais surtout, j’ai pu comprendre que le viol et toutes ses conséquences sont des agressions, dont je ne suis pas responsable. Ce qui m'a permis de reconsidérer ma position de coupable en victime, et c'est ainsi que j'ai pensé que la restauration que je cherchais devait d'abord passer par le corps en le réintégrant pleinement et en me l’appropriant.»
Quand j’ai accompagné cette femme, elle avait 58 ans. C’est dire qu’elle a eu besoin de 44 ans pour arriver à ce stade! Pour d’autres femmes (ou hommes), cela prend moins de temps… Quand parfois, dans l’Eglise, nous entendons le récit d’un tel traumatisme, et que des questions sont posées, comme: «Tu étais habillée comment?», «Pourquoi es-tu sortie avec lui?», etc. Cela renvoie la victime à sa culpabilité et ralentit, voire rend impossible la résilience.
Une autre jeune femme dit avoir été victime, à deux reprises, de viols en réunion, commis par de jeunes hommes qu’elle connaissait. Ayant grandi «dans l’Eglise», elle portait en elle les valeurs attachées à la sexualité. Après le premier viol, rentrant à la maison effondrée, hébétée, elle a raconté à sa mère ce qui venait de lui arriver. La mère la gifle. Aucun mot ne sera plus échangé à ce sujet.
Imaginons. La victime attend un soutien et l’on répond par une violence supplémentaire… Malheureusement, cela se passe souvent comme cela. Trop souvent!
Changeons de regard! Arrêtons les stigmatisations sous prétexte de morale chrétienne. Le seul mot d’ordre à ce moment doit être: entourer, faire confiance et encourager à dénoncer. Oui, un crime doit être dénoncé. Par la victime, si elle est majeure, mais quand elle sera prête à le faire… Cela doit être son choix. Voilà une première étape sur le chemin si difficile de la reprise de possession de son «moi», de la capacité à devenir à nouveau une personne!
4. Mettre fin à la culture du silence
La culture du silence qui règne encore dans beaucoup de nos Eglises est un facteur aggravant. Cela empêche la résilience ou la résolution du traumatisme. Ce n’est pas parce que l’auteur est aussi un «frère» en Christ qu’il faut le protéger. Prendre ses responsabilités fait partie du droit commun dans les pays européens.
Une autre jeune femme me confiait avoir subi un viol par un responsable dans l’Eglise. Le viol, en France, est un crime passible de 15 ans de prison. Je lui ai suggéré de porter plainte contre son agresseur. Elle ne semblait pas vouloir aller dans ce sens. Dénoncer son agresseur au sein de l’Eglise semble si difficile, voire impossible, même s’il s’agit d’un crime.
Dénoncer, non pas à la place de quelqu’un, mais dans le but de mettre des mots sur les choses. Il y a des gestes et des actes qui n’ont pas leur place dans l’Eglise du Christ vivant. Encourager à porter plainte est une étape, souvent indispensable, pour que la victime puisse se reconnecter à elle-même. La justice (des hommes) sert alors à rétablir l’innocence de la victime. Rendre justice est une étape que l’on peut appeler: «la réparation». Ce qui remet les pendules à l’heure. Garder le silence quand on sait, est une façon de cautionner un crime.
Cela ouvre bien entendu d’autres pistes et d’autres questions. Quelle prise en charge de l’auteur d’une agression sexuelle? Surtout quand il s’agit d’un jeune garçon, parfois mineur. Le passage à l’acte peut révéler des dysfonctionnements psychiques qui devraient être pris en charge par des professionnels, des psychiatres par exemple. La majorité des hommes, auteurs de violences sexuelles, ont un « attachement insécure ». Cela donne à réfléchir. N’est-il pas essentiel d’empêcher une récidive? D’éviter d’autres victimes?