« Jésus s’inscrit à la fois dans la longue tradition des sages d’Israël, explique Daniel Marguerat, mais il développe aussi un art de vivre à la hauteur des idéaux des grands philosophes grecs, notamment épicuriens et stoïciens. » L’ancien professeur de Nouveau Testament de l’Université de Lausanne est l’un des grands spécialistes internationaux de la recherche historique autour de Jésus de Nazareth. Il a publié de nombreux livres touchant au Nouveau Testament. Dans l’un des derniers, « Vie et destin de Jésus de Nazareth », il propose un chapitre intitulé « Jésus maître de sagesse ».
Jésus, prédicateur populaire à « petits pieds » ?
Dans un podcast intitulé « Jésus en portraits » (2), Daniel Marguerat souligne que Jésus est un sage parmi les sages d’Israël et qu’il s’inscrit à cent pour cent dans le judaïsme de son temps. Comme tout sage d’Israël, il a pour vocation de déchiffrer la proximité de Dieu et de permettre ainsi à ses contemporains de « vivre ce que l’on appelle communément le salut : être bien avec Dieu, avec le monde et avec soi-même ». En plus, on peut le compter parmi les maîtres de sagesse comme le furent les philosophes grecs. « On entend parfois dire qu’il y a la grande philosophie grecque et que Jésus serait un prédicateur populaire « à petits pieds », commente Daniel Marguerat. Si on s’attache à lire, par exemple, le Sermon sur la montagne, on s’aperçoit que Jésus développe là un art de vivre à la hauteur des idéaux des grands philosophes grecs, notamment épicuriens et stoïciens. »
Le double commandement comme principe d’interprétation
Comme tous les sages d’Israël, Jésus doit se positionner face à la loi juive, face à la Thora. Pour ce faire, il recourt à un « kelal », à un principe régulateur ou directeur d’interprétation, qui permet de hiérarchiser les 613 prescriptions ou interdictions des cinq premiers livres de la Bible. Ce principe directeur met ensemble deux passages de la Thora : Deutéronome 6.4-5 et Lévitique 19.18. Cela donne dans le récit de Marc 12.28-31 : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force… et : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
Parmi les sages d’Israël, l’originalité de Jésus est de mettre sur le même plan l’amour du prochain et l’amour de Dieu. « Ce qui donne à l’amour de Dieu sa vérité et sa crédibilité, c’est l’amour d’autrui », complète Daniel Marguerat. En cas de conflit avec certaines prescriptions de la loi, ce double commandement va prédominer. Tout cela est exemplaire dans les nombreux récits de guérisons que Jésus opère le jour du sabbat. Pour l’homme de Nazareth, la transgression du sabbat pour guérir un paralytique s’impose à cause du double commandement. « C’est d’une audace folle, affirme le professeur de Nouveau Testament. L’apôtre Paul, qui est le plus grand interprète de Jésus au Ier siècle, l’a bien compris, lui qui affirme que la Thora est accomplie, sous-entendu les 613 commandements, par l’amour du prochain. » Et cet amour ne se limite pas aux compatriotes. Il englobe l’ennemi (Matthieu 5.43-45). « Jésus fait donc éclater toute limitation dans la définition du prochain, au nom du Dieu qui fait pleuvoir et qui fait luire son soleil sur tous les humains. »
De la créativité pour sortir du cycle de la violence
En prônant l’amour de l’ennemi, en demandant de tendre la joue gauche à celui qui frappe la droite, Jésus invalide la loi du talion. « Il détruit le système du « Œil pour œil, dent pour dent » et invite à ne pas résister au méchant. L’homme de Nazareth a compris que la loi du talion n’arrêtait pas la violence, mais qu’elle l’entretenait. » La seule manière d’enrayer la spirale de la violence entre nous, c’est de ne pas répondre à la violence par la violence, et d’inventer autre chose. Jésus invite à être créatif. À poser un geste qui va protester contre le tort subi, sans engendrer de violence. « Le disciple de Jésus rend ainsi visible le Royaume de Dieu en montrant qu’il vit d’autres valeurs que celle de la réponse à la violence par la violence. » L’histoire humaine montre que la riposte guerrière ne fait qu’engendrer de la cruauté, de l’injustice et de la violence, alors que des initiatives de réconciliation sont des réponses qui ouvrent à un avenir.
« Il s’agit d’un art de vivre auquel parfois je peux répondre, parfois pas parce que c’est trop difficile ! Cette sagesse me permet en tout cas d’exposer ma vie à Dieu et de montrer les valeurs dont je vis. »
Avant tout une sagesse relationnelle
Pour Daniel Marguerat, Jésus s’offre à nous aujourd’hui comme maître de sagesse, dans un contexte où les quêtes en la matière sont nombreuses. « Mais il y a une particularité à la sagesse que propose Jésus de Nazareth, complète le professeur de Nouveau Testament. La sagesse de Dieu mise en avant par Jésus est avant tout relationnelle. Il s’agit de vivre dans le monde avec l’autre… et pour l’autre ! »
Serge Carrel
Notes
1 Daniel Marguerat, Vie et destin de Jésus de Nazareth, Paris, Seuil, 2019, 410 p.
2 « ‘Jésus, maître de sagesse’ avec Daniel Marguerat », Jésus en portraits, un podcast de Radio R et du FREE COLLEGE.