Derrière le lion Aslan, la figure centrale du monde de Narnia, faut-il voir la personne de Jésus ? A cette question, certains s’empressent de répondre par l’affirmative. C. S. Lewis, lui, a laissé planer un certain mystère. A une fillette qui lui demandait d’indiquer le nom terrestre de la personne qui se cachait derrière Aslan, il eut cette réponse : « Vraiment, vous ne connaissez pas son nom dans ce monde ? Réfléchissez bien et faites-moi connaître votre réponse » 1.
Ce petit jeu de cache-cache est significatif de la démarche de C. S. Lewis. Il souligne que l’on peut lire « L’armoire magique » ou voir le film « Le lion, la sorcière blanche et l’armoire magique » sans percevoir une quelconque allusion à la personne de Jésus-Christ. Jamais dans « Les Chroniques de Narnia », on ne trouve mention du nom de Jésus, d’évocation directe et massive de son enseignement ou de sa mort.
« Les Chroniques » ne sont pas des allégories !
En se lançant dans l’écriture de ces « Chroniques », C. S. Lewis ne part pas du message et cherche un moyen de le transmettre à des enfants sous une forme allégorisée. Non ! C. S. Lewis, comme son ami J. R. R. Tolkien, l’auteur du « Seigneur des anneaux », est un créateur de mondes imaginaires et de récits fantastiques. Il imagine un faune (M. Tumnus) avec un parapluie sous le bras, un réverbère au milieu d’une forêt, un Père Noël interdit d’entrée dans un monde emprisonné sous la neige, Dionysos animateur de fête (« Le Prince Caspian »)… En fait le professeur Lewis s’amuse. Il voyage dans son imaginaire.
Par une vieille armoire, il fait entrer 4 enfants dans un monde où les animaux parlent. Une sorcière blanche tient ce monde sous son pouvoir maléfique. Elle a recruté des êtres vivants qui sont à sa botte. Suite à une rencontre un brin fortuite, elle parvient à conquérir le cœur d’Edmond, l’un des 4 enfants. Ce sera le début d’un affrontement entre, d’une part, la logique de la sorcière qui veut supprimer les enfants et la menace qu’ils représentent pour la pérennité de son Royaume et, d’autre part, la logique du lion Aslan, qui veut faire de ces enfants les authentiques rois et reines de ce pays.
Un Aslan attendu comme le Messie !
« Aslan est en route », annonce Monsieur Castor aux 4 enfants. Après plusieurs générations de froid et d’absence de Noël, le lion revient sur les terres de Narnia. Annoncée par un Père Noël qui a tout de Jean Baptiste, le précurseur de Jésus, cette venue se manifeste par des changements quasi cosmiques. La glace et la neige fondent. L’hiver est détruit et un printemps exubérant suinte de partout. La fête est de mise, mais elle est gâchée par la trahison d’Edmond qui s’est laissé gagner par le pouvoir de la sorcière... et le désir de loukoums !
C’est alors qu’Aslan intervient. Et dans des pages d’une beauté à vous tirer les larmes, celui qui est qualifié de roi de la forêt, de fils du grand Empereur-d’au-delà-des-mers, donne sa vie pour permettre à Edmond d’échapper à la mort. Une mort à laquelle il était condamné en vertu de la « puissante magie », celle qui veut que tout traître appartienne à la sorcière blanche et qu’à cause de sa traîtrise elle ait le droit de le tuer.
Dans ce contexte, même si C. S. Lewis ne le mentionne nullement, on discerne une épaisseur christique extraordinaire dans la figure du lion Aslan. Le professeur d’Oxford et de Cambridge connaît les différentes manières de comprendre la mort de Jésus. Il les fait siennes pour déployer ce qui arrive à Aslan au travers d’une agonie et d’une mise à mort qui passe par un Gethsémané, une séance de torture et un Golgotha.
Le visage d’un Dieu mort pour moi
« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. » Cette parole de Jésus dans l’évangile de Jean (15,13) rend compte de l’attitude d’un Aslan qui ne saurait abandonner l’un des 4 enfants promis à la royauté sur Narnia. En « personne » imprégnée d’un amour d’une qualité exceptionnelle, un amour qui se donne à sentir par la simple évocation de son nom, Aslan va exprimer l’identité du grand Empereur-d’au-delà-des mers. Il va dessiner son visage : celui de l’amour (1 Jn 4,8 et 16) !
Non seulement Aslan révèle le visage du grand Empereur, mais, en mourant sur la Table de pierre, il prend la place d’Edmond. C. S. Lewis évoque là le cœur de la foi chrétienne. Dieu en Jésus-Christ se donne pour satisfaire au jugement qui pèse sur l’humanité (Ep 5,2). Aslan est innocent. Il subit la sanction de la « puissante magie » à la place d’Edmond. Cette mort apparaît à la fois comme un châtiment et comme une amnistie. Un châtiment pour Aslan et une amnistie pour Edmond et pour l’ensemble de l’humanité, qui a trahi la confiance de Dieu.
Une victoire sur le mal !
L’amour d’Aslan qui se révèle au travers du don de sa propre vie, revêt une dimension cosmique. Il y aura un avant et un après aux souffrances d’Aslan. Après cette mort, la table est brisée. La « puissante magie » n’a plus cours. Le mal est vaincu. Dans « L’armoire magique », C. S. Lewis valorise aussi cette manière de voir la mort de Jésus à la croix. Cette mort, puis cette résurrection témoignent de la victoire de Jésus sur Satan. Le mal est vaincu. Le Christ triomphe de la mort. Il est l’espérance d’un monde nouveau pour tous ceux qui lui accordent leur confiance (Col 2, 13-15).
A y regarder de près, C. S. Lewis fait de « L’armoire magique » une extraordinaire évocation de la vie et de la mort de Jésus-Christ. Une occasion de choix d’entrer au cœur d’une foi qui imprégnait l’ensemble de sa vie. Son quotidien avec ses luttes et ses succès, tout comme son imaginaire qui se plaisait à créer des mondes où les animaux parlent et où les mythologies classique et nordique façonnent la « réalité ».
Serge Carrel
Note :
1. Voir Philippe Maxence, Le monde de Narnia décrypté, Paris, Presses de la Renaissance, 2005, p. 106.