Que les croyants ne vivent pas tous leur relation avec Dieu de la même manière est une évidence. Cette diversité n'est pas uniquement une affaire de tempérament et de tendance personnelle. Nous nous inscrivons tous (oui, même les protestants évangéliques!) dans certaines traditions qui nous marquent et orientent notre spiritualité (1).
Que notre héritage soit calviniste, darbyste, charismatique, luthérien, catholique ou libéral... cela influence notre façon de prier, d'être conduit par Dieu, d'attendre ses interventions aujourd'hui. D'ailleurs la Bible elle-même reflète une indéniable diversité dans ce domaine. En décrivant ci-dessous quelques sensibilités que l'on rencontre actuellement, mon but n'est ni de les renvoyer dos à dos ni de prétendre en faire un mélange uniforme pour ne pas dire informe. Nous avons besoin les uns des autres non en vue d'une fusion confuse, mais d'un dialogue enrichissant.
Avant de juger, il nous faut apprendre à reconnaître ce qu'il y a d'authentique et dont nous pourrions bénéficier dans la manière dont d'autres chrétiens, proches ou moins proches, vivent leur spiritualité. Il nous faut apprendre à refuser les barrières que nous dressons nous-mêmes, souvent par manque de sécurité intérieure. Elles nous empêchent de partager notre richesse particulière – d’autres en ont sûrement besoin mais seront dans l'impossibilité de la recevoir si nous la leur proposons avec condescendance ou esprit de jugement.
La diversité dans la communion-communication se trouve en Dieu déjà, car le Dieu de la Bible est Trinité. Et c’est souvent parce que nous nous complaisons dans une foi en un Dieu « unidimensionnel » que nous refusons de reconnaître ceux qui Le confessent dans une dimension qui ne recouvre pas exactement la nôtre. Et c'est loin d'être anodin: notre vie spirituelle peut en être faussée, mener à l'impasse et produire un isolement stérile.
Croire eu Dieu Trinité est un facteur d’équilibre pour notre foi et par là aussi une ouverture à la communion-communication avec ceux qui le confessent sans avoir été coulés dans le même moule que nous. Le respect des différences doit nous conduire à la remise en question de notre vision, et à l'accueil de ce que l'autre nous rappelle et qui nous manque – autant qu’au partage de ce que nous avons reconnu en Dieu et qui manque à d’autres.
Dans la description qui suit, je forcerai volontairement les traits pour rendre le propos plus explicite et pour mieux marquer certaines différences. Heureusement, la réalité est plus nuancée.
Théo-centrisme?
On a dit des Réformateurs qu'ils avaient fait opérer à la théologie une révolution copernicienne (Copernic a montré que c'est la terre qui tourne autour du soleil, et non l'inverse comme on le croyait alors). Avec son Soli Deo Gloria (A Dieu seul la gloire), la Réforme a détrôné l'homme et le pouvoir ecclésiastique pour rendre à Dieu ce qui est à Dieu, c'est-à-dire la souveraineté, la puissance et l'honneur suprêmes. En un mot, de reconnaître que Dieu est Dieu! Même par rapport à Luther, plus préoccupé de son salut, de sa sanctification et de sa paix intérieure, Calvin se caractérise comme celui qui s'efface entièrement devant la majesté divine. Si Luther voit la sanctification avant tout comme le fruit de la reconnaissance à cause de la grâce, pour Calvin elle est essentiellement la conséquence nécessaire d'une droite compréhension de ce que nous sommes devant notre Créateur et notre Roi.
Cette manière de vivre la foi a marqué les Eglises qui se réclament de la Réforme calvinienne. On les ressent parfois comme plutôt froides: serait-ce le stade ultime de la tiédeur spirituelle? On juge le calviniste comme un cérébral, vivant d'une foi intellectuelle, et pour qui le souci d'objectivité exclut l'interférence de ses émotions et de ses préoccupations personnelles – ce qu'on interprète parfois comme une absence d'expérience vécue avec Dieu.
Pourtant cette dimension est indispensable à une foi équilibrée – ne serait-ce que parce qu'elle s'enracine profondément dans l'Ecriture, notamment dans la lecture de l'Ancien Testament. Or sans l'Ancien Testament, le Nouveau n'a ni racines, ni fruits. Evacuez ce sens de la transcendance du Dieu « Tout Autre », et vous aurez vite un « bon Dieu » à votre mesure, otage de votre foi et de vos émotions. Oubliez la sainteté du Dieu devant qui tremble le pécheur, et la grâce elle-même s'affadira car elle sera une issue à un problème qui ne se pose pas. « L'amour parfait bannit la crainte » (1 Jn 4.18) – oui mais l'amour peut-il être parfait sans devoir se déployer pour chasser la crainte?
Lorsqu'on pense à l'extraordinaire fermeté des Huguenots persécutés pour leur foi, on est contraint de reconnaître que le sens de l'honneur de Dieu, la confiance inébranlable en sa souveraineté leur donnait de croire qu'au-dessus du pouvoir royal qui s'acharnait contre eux, un pouvoir infiniment plus grand gardait le contrôle de la situation. Dans les Lettres de Marie Durand, elle qui est restée 38 ans prisonnière à Aigues-Mortes pour cause de religion, on remarque nettement cette piété théocentrique qui a donné à cette femme pauvre et fragile d'être plus forte avec son Dieu que les décrets royaux. Une foi fondée sur un Seigneur « copain » et sur des expériences subjectives et émotives aurait-elle engendré une telle fermeté?
La religiosité humaine tend toujours à utiliser Dieu au profit de l'homme, à se servir de lui et non à Le servir. Le théocentrisme au contraire est étranger à l'homme naturel. Il nécessite une conversion en profondeur de notre mentalité et il entraîne une conversion de notre piété. Mais il le faut. Car si Dieu n'est pas souverain, même son amitié, même sa proximité sont dénuées d'importance.
Christo-centrisme?
Un théocentrisme exclusif ne rend cependant pas compte de la révélation biblique dans toute sa vérité. Après tout, le Dieu que nous adorons est le Dieu de Jésus-Christ, et non pas Jupiter, ou Allah! Le Dieu suprême et infini s'est approché de nous, il a fait cause commune avec l'homme et a pris son visage pour le rencontrer, pour le sauver. « Nul ne connaît le Père, si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler. »
Parmi les chrétiens, nombreux sont ceux qui placent au centre de leur spiritualité la personne de Jésus, le Christ. Mais avec des accents différents qu'il est utile de relever.
Pour les uns, l'objet de leur attention est avant tout l'incarnation. Dans les récits des évangiles, ils rencontrent l'image d'un homme dont le comportement et l'enseignement doit inspirer leur conduite et façonner leur éthique. Et même là, on peut être sensible à divers aspects de la personne et du ministère de Jésus. Le service, l'humilité, la douceur de l'amour qui se donne pour autrui, même pour ses ennemis, la prière pour ses bourreaux... Ou alors l'ardente soif de justice, le non-conformisme du Royaume radicalement révolutionnaire, la contestation des dignitaires religieux, des intellectuels, des grands de ce monde – au point que ces puissants se sont ligués pour réduire au silence le Christ en le clouant sur une croix.
Voilà deux aspects difficilement conciliables, mais simultanément présents dans les évangiles, et qui peuvent influencer de manière notablement différente la spiritualité: attention portée au plus faible, méditation, prière, humilité, ou alors engagement radical, combat contre les structures injustes, volonté de changer quelque chose à ce monde en dénonçant le mal.
Une spiritualité directement inspirée des récits des évangiles doit imprimer une marque spécifique à la piété chrétienne. Toutefois, elle est menacée de dévier vers une forme d'humanisme – où Dieu est détrôné au profit de l'homme – si elle ne maintient pas la tension avec la transcendance de Dieu. Oui, « Dieu était en Christ », mais Christ avait un Dieu, son Père dans le ciel à qui il adressait ses constantes prières. Le trône céleste n'était pas inoccupé alors que Jésus servait et souffrait sur la terre.
Une autre façon d'être christocentrique, c'est d'accentuer surtout le message de la rédemption par Jésus-Christ crucifié. « Christo-cruci-centrisme », faudrait-il dire! Une telle sensibilité est fortement représentée dans les milieux évangéliques. On y est spécialement attentif au message des épîtres de Paul et à l'épître aux Hébreux. La Croix est au centre, avant tout comme sacrifice d'expiation pour nos péchés. Si Jésus a été condamné à mort, ce n'est pas tant parce qu'il était un gêneur dans ce monde perverti, mais parce que Dieu a voulu qu'il subisse le châtiment de nos fautes. Et même, la Croix révèle la nécessité d'une expiation et l'exigence d'une justice divine « punitive », avant d'être la manifestation de l'amour qui se donne et pardonne sans condition, pour motif d'humilité et de service.
L'expérience de la repentance et de la conversion, le thème de la justification par la foi se situent au cœur de la sensibilité spirituelle de ce courant.
Un accent trop unilatéral sur cette dimension peut conduire à un certain juridisme qui n'est pas étranger à une forme de salut par les œuvres: la conversion remplit l'office d'un acte méritoire. La vie nouvelle manque d'une dimension éthique positive, parce qu'elle n'est pas remplie par la figure de l'homme Jésus. Dès lors, faute de contenu concret, il faudra la remplir par l'énoncé de devoirs et d'interdictions. Mais si l'on prend soin de ne pas isoler cette dimension de celle qui précède (théo-centrisme) et de celle qui suit (pneumato-centrisme), on découvre qu'elle en est vraiment la clé: comment nous pécheurs pourrions-nous obtenir la liberté de nous approcher sans profanation du Dieu saint, si le problème de notre culpabilité n'avait trouvé une issue à la Croix? Comment devenir le temple du Saint-Esprit sans être amenés à une vie nouvelle en ressuscitant avec Christ?
Ainsi, notre spiritualité doit être imprégnée de la personne historique de Jésus de Nazareth, pour que notre caractère reflète quelque chose de l'Homme tel que Dieu l'a voulu, le Nouvel Adam non dénaturé par le péché. Elle doit être centrée sur Jésus-Christ crucifié et ressuscité pour nous. Car c'est là le « noyau dur » de notre compréhension de la liberté qui nous est donnée de nous approcher du Dieu saint comme des fils, et de le savoir aujourd'hui présent dans nos vies par l'Esprit.
Nous serons christocentriques, sinon nous ne serons pas chrétiens! Mais christocentriques avec le Père et le Saint-Esprit.
Pneumato-centrisme?
Le terme « spiritualité » contient le mot « Esprit » (en latin, spiritus). Il semble donc logique que la personne du Saint-Esprit (en grec, pneuma) soit au cœur de cette spiritualité. Et pourtant...
On a pu dire, non sans quelques bonnes raisons, que le Saint-Esprit était le parent pauvre de la Trinité. Certains ont tendance à cantonner son intervention à la rédaction des écrits bibliques. Sans doute y a-t-il là un élément essentiel. Bien plus, lorsque le texte biblique, qui nous vient du fond des âges, parle avec une brûlante actualité, devient cette Parole vivante capable de dynamiser une vie, alors c'est que le Saint-Esprit qui a guidé les auteurs bibliques est encore à l'œuvre pour nous appliquer la vérité éternelle (Calvin parlait à ce propos du « témoignage intérieur du Saint-Esprit », indispensable à une droite compréhension des Ecritures).
Si l'action de l'Esprit se limitait à nous communiquer la Bible comme une Parole de vie, ce serait déjà énorme. Son intervention cependant ne s'arrête pas là. Le Saint-Esprit, c'est Dieu présent, Dieu qui parle aujourd'hui (qui communique et se communique). Le Saint-Esprit, c'est Jésus-Christ dans la vie de l'Eglise et dans la personne du croyant pour le sanctifier, le guider dans ses circonstances particulières. Pour le libérer, le guérir, inspirer sa louange, pour l'édification des frères et le témoignage. Le Saint-Esprit, c'est le Christ qui bâtit son Eglise en l'équipant de ses charismes.
Une spiritualité pneumatocentrique (c'est presque un pléonasme...) nous fait comprendre que Dieu n'est pas seulement au ciel, que Jésus-Christ n'est pas seulement un personnage historique, mais qu'il est vivant en nous aujourd’hui et que l’Eglise est la communauté que rassemble le Saint-Esprit. Comme une vie nouvelle, comme une parcelle du Royaume déjà actualisée.
Il faut mesurer l'importance de cette dimension, mais aussi prendre conscience du danger qu'elle comporte de par sa nature même. En effet, puisqu'il s'agit de Dieu-en-nous, Dieu et nous deviennent si proches qu'il devient parfois malaisé de les distinguer l'Un de l'autre. Les points de repères ne sont pas faciles à identifier, pour dissocier ce qui est de Dieu et de sa sainte volonté, et ce qui est de l'homme, de son émotion religieuse, de sa subjectivité, oui, même de sa subjectivité régénérée. Parce que ce risque de confusion n'a pas toujours été perçu, des déraillements « illuministes » se sont produits à de nombreuses reprises dans l'histoire de l'Eglise.
Et pourtant! Une piété sans Saint-Esprit, c'est une religiosité sans vie. Une théologie sans Saint-Esprit, c'est une théorie inopérante. Un combat contre les puissances de l'adversaire sans Saint-Esprit, c'est une défaite assurée d'avance. Un témoignage sans le Saint-Esprit, c'est un bavardage. Une campagne d’évangélisation sans le Saint-Esprit, c’est un prosélytisme manipulateur. Un engagement chrétien sans Saint-Esprit, c'est le salut par les œuvres, c'est de l'activisme. Notre spiritualité sera pneumato-centrique ou elle sera creuse et formaliste. Si c'est cela être charismatique, alors qui pourrait ne pas l'être?
Mais il n'est pas difficile de comprendre qu'une spiritualité qui aurait l'Esprit sans le Père et le Fils serait suspendue dans le vide. Il faut l'Esprit du Dieu de la Bible, l'Esprit du Père, l'Esprit du Seigneur Jésus – sinon c'est une force spirituelle non identifiée dont nous aurions tout à craindre qu'elle soit pire qu'humaine.
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Ainsi, prions le Père au nom de Jésus-Christ, par le Saint-Esprit ! La Trinité n'est pas une doctrine irrationnelle suscitant des explications embrouillées. Elle n'est pas un dogme fabriqué par des théologiens subtils et amateurs de cheveux coupés... en trois. Le Dieu de l'Ecriture est Trinité. La révélation biblique est la seule à nous faire l'incommensurable cadeau d'un Dieu à la fois au-dessus de nous, avec nous et en nous.
La Trinité, un dogme qui défie notre logique ? Bien sûr ! Dieu serait-il Dieu s’il entrait sans autre dans les casiers de nos raisonnements humains ? Refuser que le Dieu Unique puisse être en même temps Trois, ce serait l’enfermer dans nos dimensions, ce serait l’atrophier, le « dé-diviniser » ! Après tout, si Dieu est Dieu, est-il étonnant qu’il nous étonne ?
Jacques Blandenier, formateur d'adultes retraité
Note
1 Je me méfie du terme « spiritualité » utilisé à toutes les sauces de façon si vague qu'on peut lui donner à peu près n'importe quel contenu, à condition qu'il soit non matérialiste! Pourtant j’y recours, de préférence au terme voisin de « piété » qui me semble trop typé et limité. En l’occurrence, la « spiritualité » désigne la manière particulière dont on pense, vit et exprime sa relation avec Dieu et l'influence que cela entraîne sur notre vie personnelle et notre vie en Eglise.