Nous avons vu l’image étonnante de responsables évangéliques qui prient avec le président des États-Unis, dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche. De ce côté de l’Atlantique, cela surprend. S’agirait-il d’une facétie de plus de la part du président en exercice ? Ou des lubies de quelques télévangélistes ? En fait, nous assistons à l’une des manifestations d’un phénomène appelé « nationalisme chrétien ».
Le Center for Security Studies de l’École polytechnique fédérale de Zurich définit ce phénomène ainsi : « Le nationalisme chrétien est axé sur l’idée que les États-Unis sont une nation chrétienne qui s’inscrit dans un projet divin. Cette vision s’appuie sur le récit selon lequel l’Amérique serait la ‘Terre promise’ des chrétiens blancs venus d’Europe, au XVIIe siècle, lesquels auraient fait une alliance avec Dieu – par analogie avec les juifs de l’ancien Israël. Selon leur croyance, tant qu’ils se conformeront aux lois divines, le pays prospérera. »(1)
Vivre – La définition du nationalisme chrétien étasunien, donnée par le Center for Security Studies (CSS), vous semble-t-elle adéquate ?
Jean Decorvet – La définition du CSS est adéquate dans sa mise en lumière d’un imaginaire théologico-politique propre à certains milieux conservateurs américains, où l’histoire des États-Unis est perçue comme une épopée sacrée. Toutefois, elle gagnerait à être nuancée sur deux plans.
D’abord, elle pourrait mieux distinguer entre la simple influence de la foi chrétienne sur l'engagement citoyen – phénomène courant et légitime – et le nationalisme chrétien proprement dit, qui postule une primauté institutionnelle du christianisme dans la vie politique.
Ensuite, elle tend à homogénéiser les adeptes de cette vision, en oubliant que beaucoup de chrétiens rejettent cette théologie implicite de l’élection nationale. Une définition plus fine, comme celle proposée par Whitehead et Perry, parlerait d’un « cadre culturel »(2) fusionnant identité chrétienne et identité nationale, avec un désir actif de maintenir cette fusion par le biais des institutions étatiques. En somme, la définition du CSS mériterait une épaisseur historique, sociologique et théologique plus grande, afin d’éviter l’amalgame entre engagement chrétien et idéologie nationaliste.
D’un point de vue théologique, pourquoi le nationalisme chrétien est-il problématique ?
Le nationalisme chrétien pose un problème théologique majeur en confondant le Royaume de Dieu avec un État terrestre. Il absolutise une nation donnée – ici les États-Unis – et lui attribue une vocation divine, souvent au mépris de l’universalité de l’Évangile.
Cette sacralisation du politique trahit la parole du Christ : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18.36). Elle détourne aussi la foi de son fondement trinitaire, en la transformant en un outil de légitimation de la puissance. En somme, le nationalisme chrétien réintroduit une forme d’idolâtrie politique, où le drapeau prend la place de la croix, et où la fidélité nationale prime sur la fidélité au Christ.
Selon vous, pourquoi certains évangéliques sont-ils tentés par le nationalisme chrétien ?
La tentation du nationalisme chrétien chez les évangéliques tient à une double dynamique : une perte de repères culturels et une peur du déclin moral. Aux États-Unis, les évangéliques blancs ont longtemps occupé une position hégémonique dans la sphère religieuse et politique. Leur déclassement progressif alimente un désir de reconquête, souvent projeté sur le terrain politique(3).
En Europe, la dynamique est différente : les évangéliques y sont souvent minoritaires et marginalisés. La tentation identitaire prend alors la forme d’un réflexe de défense, face à la montée du relativisme ou à la pression sécularisante(4).
Dans les deux contextes, le nationalisme chrétien promet sécurité, clarté morale et restauration d’un ordre politique perçu comme légitime. En ce sens, comme l’écrit Peter Wehner(5), le nationalisme chrétien n’est pas une extension de la foi chrétienne, mais sa contrefaçon politique.
Quelles sont les différences fondamentales entre nationalisme chrétien et engagement chrétien en politique ?
L’engagement chrétien en politique vise à vivre l’Évangile dans la cité. Il suppose le respect du pluralisme, la distinction des ordres – Dieu et César – et l’humilité du serviteur. Le nationalisme chrétien, en revanche, cherche à imposer une hégémonie culturelle et religieuse, parfois au détriment des libertés fondamentales(6). Il ne témoigne pas, il conquiert. Il ne dialogue pas, il s’impose.
Quel est l’impact du développement du nationalisme chrétien sur les Églises ?
Aux États-Unis, le nationalisme chrétien a profondément fracturé le paysage ecclésial. Il a contribué à brouiller la frontière entre foi et idéologie, entre mission spirituelle et agenda politique. Beaucoup de jeunes se détournent des Églises qu’ils perçoivent comme des relais d’une foi confondue avec un parti politique. Thomas Kidd note que ce mélange des genres affaiblit la crédibilité publique de l’Évangile(7).
En Europe, l’impact est moins massif mais bien réel : l’identification du christianisme à certains discours d’exclusion nuit à sa crédibilité dans l’espace public. Dans les deux cas, c’est le témoignage de l’Évangile qui en souffre, pris en otage par des logiques de pouvoir.
Comment analysez-vous la relation entre les nationalistes chrétiens étasuniens et l’administration Trump ?
Malgré ses transgressions morales, Trump a été perçu comme un instrument de la Providence, un « Cyrus païen » mis au service des chrétiens. Cette alliance repose moins sur l’adhésion que sur l’exception : mieux vaut un leader imparfait que la perte du pouvoir. David French dénonce cette posture comme une forme de nihilisme éthique : on sacrifie la vérité sur l’autel de l’influence(8). Trump a offert à ces électeurs des juges conservateurs et des slogans rassurants, en échange d’un soutien inconditionnel. Mais à quel prix spirituel ?
Selon vous, quel est l’avenir prévisible du nationalisme chrétien ?
L’avenir du nationalisme chrétien s’inscrit dans une double logique de repli et de mutation. Aux États-Unis, ce courant idéologique ne disparaîtra pas à court terme : il est profondément enraciné dans certains bastions culturels et ecclésiaux du Sud et du Midwest, où l’amalgame entre patriotisme, mémoire biblique et identité blanche reste vivace. Cependant, sa base électorale vieillit, et son attrait diminue parmi les jeunes générations évangéliques, davantage sensibilisées aux enjeux de justice sociale, d’environnement et d’inclusivité. À mesure que le paysage religieux étasunien se diversifie, le nationalisme chrétien pourrait se radicaliser dans ses marges ou s’étioler faute de relais crédibles.
Pour que l’Église retrouve sa voix prophétique, elle devra s’affranchir de ces tentations. La mission du christianisme n’est pas d’asseoir une domination politique, mais de témoigner de la grâce du Christ, mort et ressuscité pour notre justification. En cela, l’avenir du christianisme ne se dessine pas dans une logique de conquête culturelle, mais plutôt dans une triple exigence : clarté spirituelle, humilité dans l’action et engagement généreux envers la société. C’est à ce prix qu’il pourra survivre au naufrage des idéologies.
Propos recueillis par Claude-Alain Baehler
La version intégrale de l'interview est disponible ici.
(1) Center for Security Studies de l’École polytechnique fédérale de Zurich, Le nationalisme chrétien contemporain aux États-Unis, juillet 2021, https://css.ethz.ch/content/dam/ethz/special-interest/gess/cis/center-for-securities-studies/pdfs/CSSAnalyse288-FR.pdf
(2) Andrew Whitehead et Samuel Perry, Taking back America for God : Christian nationalism in the United States, Oxford, Oxford University Press, 2020. Voir aussi deux articles, succincts et complémentaires, résumant bien les enjeux politiques et spirituels : David French, « What is Christian nationalism, exactly ? », New York Times, 25 février, 2024, et Paul D. Miller, « People are still confused about Christian nationalism », Chritianity Today, 3 mars, 2023.
(3) Voir tout particulièrement Michael Gerson, « The last temptation », The Atlantic, Avril, 2018.
(4) Sébastien Fath, « Protestants évangéliques et République française : reconquête, retrait, renfort ? », dans Sauver la démocratie dans un monde dangereux, Jean Charles Zarka éd., revue en ligne Cités, 2024/4 n°100, p. 409-419.
(5) Peter Wehner, « The Scandal rocking the Evangelical world », The Atlantic, 7 juin, 2021.
(6) De nombreux exemples parsèment l’étude du Pew Research Center : www.pewresearch.org/religion/2024/03/15/christianitys-place-in-politics-and-christian-nationalism. Voir aussi (notamment pour l’Alabama) : www.npr.org/2024/02/29/1234843874/tracing-the-rise-of-christian-nationalism-from-trump-to-the-ala-supreme-court.
(7) Thomas Kidd, « Christian nationalism vs Christian patriotism », The Gospel Coalition, 18 décembre, 2020.
(8) Yonat Shimron, « David French on Christian nationalism and Evangelials’ existential angst », RNS, 3 février 2021, et David French, « The Southern Baptist horror », The Atlantic, 23 mai, 2022.