Pour Yannick Imbert, «Stuart Murray critique une chrétienté qui n’existe pas !»

vendredi 04 avril 2014 icon-comments 1

La publication sur lafree.ch de plusieurs articles (1) autour du dernier livre de Stuart Murray Radicalement chrétien ! suscite des réactions. En voici une de Yannick Imbert, professeur d’apologétique et d’histoire de l’Eglise à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence (F). Ne manquez pas de réagir sur notre FREE blog.

Ayant reçu récemment de la part d'un de mes étudiants le lien vers l'article résumant quelques points du livre de Stuart Murray Radicalement chrétien!, je souhaiterais répondre brièvement à l'article « La mission dans la postchrétienté selon Stuart Murray » (2). Les quatre points particuliers soulevés par Murray à l'encontre du paradigme de la chrétienté sont les suivants :

1. La mission signifiait aller vers les pays et les peuples étrangers, et habituellement imposer sa culture. La mission ne se faisait pas au sein de la chrétienté.

2. La mission a été largement laissée à des spécialistes en marge de la chrétienté, déconnectés de la plupart des chrétiens et de la vie des Eglises locales.

3. La mission impliquait souvent un certain degré de contrainte, parfois de violence.

4. La mission était de la responsabilité des autorités de l'Eglise, un programme de l'Eglise à mener.

Une définition trop courte de la chrétienté !
Tout d'abord, critiquer « la mission dans la chrétienté » est un non-sens. Il faudrait définir précisément cette chrétienté, dans toutes ses nuances historiques et théologiques. Par exemple, l'effort missionnaire du monachisme irlandais doit-il être inclus dans cette « chrétienté » ? Que dire du renouveau spirituel porté par le mouvement cistercien ou franciscain ? Sans parler des 2 000 Eglises protestantes qui voient le jour pendant les premières décennies de la Réforme en France ? Parlant de radicalité, je suis convaincu que nous pouvons difficilement faire mieux que ces pasteurs formés à Genève et qui, arrêtés en France et reconduits manu militari à la frontière de la petite république, ne pensaient qu'à une chose : revenir oeuvrer pour le Royaume au risque d'y laisser la vie – ce qui arriva pour plusieurs d'entre eux !

D'ailleurs il faudrait aussi définir la « chrétienté ». Si celle-ci est la collusion, l'arrangement, le soutien mutuel de l'Eglise et de l'Etat (2), alors la chrétienté n'a presque jamais existé ! Quiconque connaît un minimum l'histoire de l'Eglise, en particulier celle de l'Eglise médiévale, saura que la relation entre Eglise et Etat a été conflictuelle plutôt que collaborative. La querelle des investitures, vous connaissez ? L'exil d'Anselme de Cantorbéry après son face à face avec le roi d'Angleterre ? Les tensions entre le patriarcat de Rome et l'empereur « romain germanique » ? L'opposition du concile et du pape ? Tout cela participe-t-il de la collusion entre Eglise et Etat ? J'en doute fortement !

La mission n’était pas qu’au loin !
Pour continuer avec la direction de la mission (voir le point 1), il me semble que ceci est une sérieuse erreur de représentation. Si nous nous en tenons à la manière dont « mission » était utilisé, particulièrement au XIXe et début du XXe siècle, nous constaterions effectivement que la plupart du temps le terme était utilisé pour la mission au loin. Cependant il faut noter deux choses :

(a) La « mission » était un terme réservé à la « mission au loin », mais cela ne signifie pas qu'il n'y avait pas de « mission au près ». L'évangélisation, la démonstration en paroles et en actes de la foi, ainsi qu'une certaine radicalité de la présence chrétienne dans la société, étaient bel et bien présentes. Si nous pouvons discuter de la pertinence d'avoir ainsi distingué « mission » et « évangélisation », il n'en reste pas moins que cette mission au près a aussi fait partie de ce que nos prédécesseurs dans la foi ont accompli.

(b) Il y a maintenant une forte Eglise présente dans tous ces lieux qui étaient alors considérés comme des lieux de « mission ». Ce n'était pas le cas alors. Si aujourd'hui la « mission » peut aller « de partout vers partout », cela était parfois impossible dans certaines régions. Nous ne devons pas oublier que la « mission » est un développement historico-géographique et nous ne devrions pas trop rapidement baser notre théologie de la mission sur une approche simpliste du développement historique, géographique et géopolitique de la mission.

Dire qu'avant la mission ne se faisait pas dans la chrétienté, c'est oublier toutes les tentatives de réforme interne de l'Eglise au cours des siècles. Or, qu'est-ce qu'une réforme si ce n'est un renouveau de la mission auprès de ceux qui ont déjà entendu l'Evangile ?

Ensuite, pour ce qui est du (point 2) et de la spécialisation de mission, ceci est tellement vague qu'il est difficile de discerner quel est le problème soulevé ici. Pour ce qui est de la déconnection des missionnaires et des Eglises locales, rappelons-nous une chose. Il fut un temps, peut-être Stuart Murray l'aura oublié, où les avions n'existaient pas. Où Skype n'existait pas. Un temps où le missionnaire partait pour… toute sa vie en fait – ou presque ! Et donc, oui, certains missionnaires se sont trouvés déconnectés de la vie de l'Eglise locale. Cette caractéristique de la mission en « chrétienté » est-elle donc toujours aussi impardonnable lorsque nous considérons le contexte dans lequel s'est développé cette mission ?

Les clichés habituels !
Pour ce qui est de la contrainte et de la violence dans la mission (point 3), il est bien facile de répéter les clichés habituels. Ce serait oublier rapidement, et fermer les yeux de manière assez irresponsable, sur les nombreuses oppositions des missionnaires aux annexions impérialistes comme ce fut par exemple le cas lors de leur opposition à l'annexion de Queen Adelaide Land en 1836-1837. Dans les années 1840, plusieurs lettres laissent entendre que les missionnaires étaient fortement inquiets de la manière dont l'occupation des terres Maori détruisait la culture de ces derniers. Les exemples pourraient se multiplier et il serait intéressant de voir Murray évaluer de manière plus ou moins objective la façon dont la présence des missionnaires a parfois été un élément crucial pour les indépendances futures de certains pays. Les mêmes commentaires s'appliquent aux fameuses conversions de force dont les critiques de la « chrétienté » se sont faits friands. Là aussi, il est plus facile et plus simple de perpétuer des fictions que de faire l'histoire de la théologie chrétienne.

Enfin, Murray rejette la déresponsabilisation des chrétiens à qui l'entreprise missionnaire a été retirée afin d'être confiée à quelques personnes, à des spécialistes (point 4). On se serait donc peu à peu dirigé vers une mission de « projets » au lieu d'une mission « à vivre ». La mission ne serait plus une institution mais un « mouvement », comme à ses origines. Le mythe du retour à un âge d'or est bien visible. Si nous avons perdu cet âge d'or, si la mission s'est fossilisée, c'est à cause de cet horrible Constantin, tout le monde le sait. Sur ce sujet, je ne peux que recommander la lecture de Peter J. Leithart,  Defending Constantine: The Twilight of an Empire and the Dawn of Christendom (IVP, 2010). Ce n'est qu'en faisant une étude honnête de cette période complexe qu'on peut espérer la comprendre. Une fois encore, perpétuer des jugements à l'emporte-pièce sans les étayer n'est pas un fondement suffisant pour faire des propositions nouvelles pour l'avenir de l'Eglise. Je ne suis pas contre le renouveau, la redécouverte, ou la mise en avant de certaines traditions chrétiennes. Je ne suis même pas forcément choqué par les critiques de la « chrétienté ». Après tout, un auteur que j'affectionne particulièrement, Jacques Ellul, fait le même type de remarques – malheureusement souvent historiquement infondées. Par contre, ce qui me semble difficilement justifiable c'est une manipulation inconsciente de l'histoire en vue d'avancer ses propres positions. C'est aussi cela, l'idéologie !

Une Eglise dirigée vers une illusion ?
En fin de compte, c'est l'artificialité du passé que présente Murray qui me fait douter de la pertinence de ses propositions. Comment croire que des propositions pertinentes puissent être fondées sur une vue incohérente du passé ? Une Eglise sans passé est une Eglise sans avenir. Une Eglise fondée sur des clichés, sera une Eglise dirigée vers une illusion. D'autant plus que les clichés remplissent cet ouvrage. Plein de clichés, comme le contraste fort établi entre les figures artistiques de Jésus dans les premiers siècles de l'Eglise (censées être centrées sur Jésus le bon berger) et celles de la chrétienté (censées être centrées sur Jésus l'impérial). Quant à dire que les Réformateurs n'avaient que peu d'intérêt pour la vie et l'oeuvre de Jésus est une telle démonstration d'ignorance des textes de la Réforme qu'il m'est impossible de savoir par où commencer. Lorsque Murray conclut que Jésus n'était pas pour les Réformateurs « le point central de notre foi et de notre mode de vie, de notre compréhension de l'Eglise, et de notre engagement avec la société » (4), cela en devient presque affligeant.

***

Il est facile de critiquer une image, une représentation (5). C'est précisément ce que fait Murray dans cet ouvrage. Or, c'est la fonction particulière de l'idéologie de critiquer quelque chose qui n'existe pas et qui s'évapore à la première investigation approfondie. Prenons garde à ne pas remplacer une soi-disant idéologie par une autre !

Yannick Imbert
Professeur d'apologétique et d'histoire de l'Eglise
Faculté Jean Calvin, Aix-en-Provence

Notes
1 Voir les articles en lien avec le livre de Stuart Murray : Radicalement chrétien! Eléments essentiels de la démarche anabaptiste, Charols, Excelsis, 2013, 200 p. Voir aussi la présentation de ce livre sur Ciel, mon info! par Claude Baecher.

2 Voir l’article lui-même.

3 Stuart Murray répète cette définition de la chrétienté dans son livre comme il le faisait dans son Post Christendom: Church and Mission in a Strangle Land, Carlisle, Paternoster Press, 2004, pp. 83-88.

4 Stuart Murray, The Naked Anabaptist, Herald Press, 2010, p. 55. (Voir la traduction française: Radicalement chrétien! Eléments essentiels de la démarche anabaptiste, Charols, Excelsis, 2013, p. 34. Pour rendre justice à Stuart Murray, ce dernier opère ici une distinction entre la personne de Jésus et sa mort qui, elle, serait au coeur de la pensée des réformateurs. Remarque de lafree.ch).

5 Stuart Murray n'est, d'ailleurs, pas le seul à promouvoir une image fictionnelle du passé. Ceci est caractéristique de nombreux auteurs associés avec le mouvement de l'« Eglise émergente ».

1 réaction

  • Serge Carrel lundi, 07 avril 2014 10:34

    « Radicalement chrétien ! » : une réponse à Yannick Imbert par Neal Blough

    Il faudrait remercier Yannick Imbert d’avoir suscité un débat intéressant par sa réponse aux thèses de Stuart Murray (présentées sous forme d’article synthétique). Il faut aussi le remercier d’avoir placé le débat sur le plan de l’histoire chrétienne occidentale et l’interprétation théologique qu’il est possible de faire de cette histoire. D’ailleurs, en citant le livre de Peter Leithart, Defending Constantine comme une interprétation sérieuse et réfléchie du « constantinianisme », le professeur de la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence nous place dans un débat conscient entre les théologies réformée et anabaptiste, car Leithart écrit son livre justement pour réfuter les thèses « anti constantiniennes » du théologien mennonite John H. Yoder (1).

    Lire la suite sur lafree.ch ( http://www.lafree.ch/eglise-en-postchretiente/item/3096-radicalement-chr%C3%A9tien-une-r%C3%A9ponse-%C3%A0-yannick-imbert-par-neal-blough )
    Puis ne manquez pas de venir poser vorte réaction sur le FREEblog!

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