« La Passion du Christ » de Mel Gibson est « le film le plus violemment antisémite réalisé depuis les films de propagande allemande de la Seconde Guerre mondiale ». Le journaliste du « New York Daily News » n’y va pas avec le dos de la cuillère. A la sortie de « La Passion » aux Etats-Unis, son propos a alimenté le flot bruissant des accusations d’antisémitisme portées contre ce film. Contre le film ou contre les évangiles ? Au-delà de cette polémique, une question se pose, à froid. Toute implication juive dans l’exécution de Jésus est-elle erronée historiquement ? Faut-il imputer aux seuls Romains et à Pilate la condamnation du Christ, comme certains aimeraient le faire croire ? En dressant un portrait des différents opposants à Jésus de Nazareth, c’est l’occasion de clarifier un débat portant sur des événements qui touchent au cœur de la foi chrétienne.
Les pharisiens
Durant les quelques années où Jésus a proclamé la Bonne Nouvelle du Royaume en Palestine, il a suscité passablement d’hostilité. Une certaine familiarité avec les récits bibliques nous pousse à voir dans les pharisiens les adversaires les plus remuants de Jésus. La fréquence des discussions et des débats entre Jésus et ces adeptes d’une pratique rigoriste de la religion juive ne vient pas démentir cette impression. Néanmoins, selon la plupart des historiens d’aujourd’hui, les pharisiens n’ont pas joué un rôle prépondérant dans l’arrestation et le procès de Jésus, même si l’évangile de Jean les mentionne à deux reprises dans sa narration de la Passion. « Les pharisiens respectent les règles du pur et de l’impur et se tiennent à distance des occupants ; on les imagine mal livrer un de leurs coreligionnaires aux Romains », explique Jean-Pierre Lémonon, professeur à l’Université catholique de Lyon.
Dans les synagogues, les pharisiens propageaient leur souci de pureté et leur amour pour la loi que Dieu avait confiée à Israël. Commentateurs de la Torah, ils enseignaient au peuple les règles que leur tradition véhiculait à propos du comportement à adopter dans toutes les circonstances de la vie.
« Tu transgresses la Loi ! », clament les pharisiens aux oreilles de Jésus, alors que ses disciples ne se lavent pas les mains avant un repas (Mt 15, 1-9). Et Jésus de rétorquer : « Pourquoi transgressez-vous le commandement de Dieu au nom de votre tradition ? » De manière directe et polémique, Jésus accuse les pharisiens de se détourner du commandement de Dieu qui demande d’honorer père et mère (5e commandement). En effet, ils acceptaient que l’on échappe au devoir d’assistance aux aînés, si l’on consacrait à Dieu l’argent qui revenait à cette assistance.
Les hérodiens
Un autre groupe joue sa carte sur la scène politique et religieuse de la Palestine du temps de Jésus : les hérodiens. Ils se revendiquent d’Hérode le Grand qui est originaire d’Idumée, la région au sud de la Judée. Converti au judaïsme, il règne comme roi des juifs de 40 à 4 avant J.-C. Autour des années 30, les hérodiens soutiennent les fils d’Hérode : Archélaüs, Antipas et Philippe qui se succèdent à la tête de différents territoires de la région. C’est à Hérode Antipas que Jésus a affaire lors de son procès. Gouverneur de la Galilée et de la Pérée, c’est en tant que responsable politique de la terre natale de Jésus qu’il a pour mission de l’interroger. Face au silence de l’homme de Nazareth, Hérode Antipas se sent méprisé et se met à le railler (Luc 23, 6-12).
Des hérodiens, les évangiles ne parlent pas beaucoup. On les voit toutefois intervenir au côté des pharisiens pour pousser Jésus à la faute (Mc 12, 13-17). La question du paiement de l’impôt est alors au cœur du débat. Et Jésus répond avec aplomb en scrutant une pièce qu’on vient de lui remettre : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ! » La compromission des hérodiens avec Rome et les nombreux profits qu’ils en tirent font d’eux un groupe prompt à dénoncer Jésus à l’occupant romain pour incitation au non-paiement de l’impôt. Mais Jésus ne se laisse pas enfermer dans un discours de contestation directe du pouvoir romain.
Les sadducéens
Un troisième groupe se frotte aussi à Jésus. Composant une sorte d’aristocratie sacerdotale, les sadducéens ont la responsabilité du haut lieu de la religion juive d’alors : le Temple. C’est au sein de ce groupe que se recrutent les prêtres et pour eux la loi est sacrée. L’homme ne peut y toucher. La limitant aux 5 premiers livres de la Bible, ils font la chasse à tout ce qui est adjonction ultérieure. C’est ainsi qu’ils essaient de « coincer » Jésus avec l’histoire d’une femme mariée à 7 frères différents, en montrant que la résurrection ne peut exister, puisqu’il est impossible de dire de qui, dans l’au-delà, la femme sera l’épouse (Mc 12, 18-26). Et vu qu’aucun passage des 5 premiers livres de la Bible ne vient appuyer la résurrection des morts, les sadducéens la rejettent fermement.
Le récit de l’arrestation de Jésus dans le plus ancien évangile, celui de Marc (14, 43-52), relate qu’une bande grossièrement armée se présente au jardin de Gethsémané. Judas pilote le groupe, mais les commanditaires de cette arrestation sont les grands prêtres, les scribes et les anciens. Pour une bonne part, il s’agit de représentants de l’aristocratie sadducéenne. Ils ont chargé un groupe de la police rattachée à la surveillance du Temple de mener à bien cette interpellation nocturne, à l’abri des regards de la foule.
Les raisons d’une arrestation
Pour la plupart des historiens et des exégètes contemporains, la première raison qui conduit à l’arrestation de Jésus est à chercher dans son attitude à l’égard du Temple. La mise en cause de l’institution, lors de ce que l’on appelle communément la « purification du Temple », reste en travers de la gorge des autorités juives. Tout comme une parole sur le Temple qui dit en substance : « Je peux détruire le Temple de Dieu et le rebâtir en 3 jours ». Geste et parole sont retenus à charge contre Jésus. « Comme l’administration du Temple et les bénéfices qui en découlent, sont entre les mains de l’aristocratie sacerdotale de tendance sadducéenne, les grands prêtres ont dû s’irriter de ce perturbateur zélé », relève le professeur François Bovon.
La purification du Temple s’inscrit dans la tradition des gestes prophétiques accomplis par des Esaïe, Ezéchiel ou Jérémie. Jésus, en chassant les vendeurs du parvis des païens, emboîte le pas à ses illustres devanciers. Il peut donc s’attendre à un traitement similaire à celui qu’ont cherché à prodiguer les élites de Jérusalem à Jérémie en son temps (Jr 26, 8-9. 20-23). C’est que, comme le dit le Deutéronome, un faux prophète mérite la mort (Dt 18,20).
Ce motif d’accusation peut facilement revêtir une double dimension. En interne, l’aristocratie sadducéenne justifiera son complot contre Jésus en parlant de lui comme d’un faux-prophète. En externe, donc face à Pilate, elle accusera Jésus d’être un agitateur qui menace l’ordre public sur lequel le procurateur romain doit veiller.
Pour le professeur Daniel Marguerat, à côté de cette mise en cause du Temple, un autre grief motive les élites juives de Jérusalem à conspirer contre Jésus. Son attitude à l’endroit de la Loi touche le cœur du judaïsme d’alors. Non seulement Jésus dévalue la loi rituelle avec ses recadrages autour du sabbat, non seulement il brise certains tabous sociaux en fréquentant des gens « impurs », mais il s’arroge une autorité qui choque, en opposant les propos de Moïse à ses développements personnels. Ses « Moïse a dit… mais moi je vous dis… » dépassent les limites de l’acceptable. « On ne troque pas impunément le savoir séculaire, accumulé par les rabbis, contre l’évidence, même impérieuse, de l’amour », relève Daniel Marguerat.
Et la prétention messianique ?
« De nouveau le Grand Prêtre l’interrogeait ; il lui dit : « Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni ? » Jésus lui dit : « Je le suis… » (Mc 14,61s.). Dans le récit évangélique du procès de Jésus, la prétention messianique de l’homme de Nazareth est le point qui déclenche la condamnation pour blasphème. Aux yeux de nombreux historiens contemporains, cette présentation est une reconstruction chrétienne du procès. Cette manière de présenter l’interrogatoire serré entre le grand prêtre et Jésus refléterait plutôt le débat intense entre la Synagogue et l’Eglise aux alentours de l’an 70, date à laquelle l’évangile de Marc aurait été rédigé. « La décision de se débarrasser du prophète de Nazareth s’est donc jouée sur d’autres points que la messianité » conclut Daniel Marguerat.
Certains spécialistes sont moins catégoriques. François Bovon, par exemple, pense aussi que la réponse de Jésus à la question du grand prêtre est reformulée par Marc. La communauté chrétienne naissante évoquerait là clairement la pierre d’achoppement qui sépare judaïsme et christianisme. Néanmoins, l’auteur des « Derniers jours de Jésus » relève que « le grand prêtre a dû tout de même poser une question relative aux prétentions messianiques, donc politiques, de Jésus ». En acceptant de répondre, Jésus aurait tissé un lien entre son ministère et la royauté de Dieu. Pareille association aurait entraîné l’accusation de blasphème, passible de la peine de mort en régime juif. Face aux Romains, elle permettait d’accuser Jésus de menace de l’ordre public et de résistance à l’occupant.
Le rôle de l’oracle de Nathan
Pour Otto Betz, un spécialiste du Nouveau Testament de Tubingen en Allemagne, il ne faut pas séparer la parole de Jésus sur le Temple et sa prétention messianique. Toutes deux vont de pair. Ce connaisseur des écrits du judaïsme primitif se dit frappé par le rôle que l’oracle de Nathan (2 Sam 7) joue dans le développement de l’attente messianique propre à cette époque. Ce récit qui façonne les esprits, relève que Dieu a promis à David un descendant qui établira un trône éternel (v. 12) et qui construira un temple. Lorsque le grand prêtre interroge Jésus sur ses propos autour du Temple, il a à l’esprit l’oracle de Nathan. Celui qui prétend détruire et rebâtir un temple se profile comme le descendant de David, l’envoyé de Dieu qui pourrait établir ce trône éternel. On est donc en pleine revendication messianique.
Quoi qu’il en soit des recherches des historiens et des exégètes contemporains, la plupart attribuent un rôle décisif aux élites du peuple juif dans l’exécution de Jésus. Alors certes, la condamnation ultime est le fait de Pilate, ce qu’atteste bien le supplice de la croix qui était un châtiment typiquement romain. Mais le complot trouve son origine dans l’aristocratie sadducéenne qui voyait en Jésus une menace pour la bonne marche de ses affaires, à la fois économiques et religieuses. Au vu des récits évangéliques eux-mêmes, nier toute implication juive est donc impossible.
Toutefois, les accusations de « peuple déicide » lancée à l’endroit des israélites par une certaine tradition chrétienne ne sont d’aucune pertinence historiquement. Jamais le peuple juif en tant que tel n’a demandé la mort de Jésus. En appeler aujourd’hui à une telle interprétation reviendrait à faire des Italiens du XXIe les responsables de la « brossée » que les Romains ont infligée à nos ancêtres les Helvètes à Montmort en 58 av. J.C. On croit rêver!
De plus, avancer sur un tel chemin, c’est faire peu de cas d’une interprétation centrale du christianisme : ce ne sont pas les juifs en tant que tels, mais c’est l’humanité dans son ensemble qui met Jésus à mort sur la croix (Ga 1,4…). Au travers de cette mort injuste, Dieu ouvre un chemin de vie pour tous. Pour les juifs comme pour les chrétiens… Pour autant qu’ils en fassent le cœur de leur vie !
Serge Carrel