«L’Église ‘post covid-19’ (?)» par Philippe Henchoz

Philippe Henchoz vendredi 03 juillet 2020 icon-comments 1

Pasteur dans l’Eglise évangélique de Meyrin, Philippe Henchoz a ressenti le besoin de prendre la plume pour parler de son vécu de la pandémie. Et surtout de ce qui se passe aujourd’hui dans son Eglise, alors que l’on s’attendrait à ce que tout redevienne comme avant. Un propos fort et poignant d’un responsable évangélique dans une Eglise locale.

Le coronavirus est apparu en Suisse, avec la virulence que l’on sait désormais, à la fin de cet hiver 2020. Plus largement, le monde entier est bouleversé. Et nos vies le sont aussi.

Toute la société humaine en a été sévèrement impactée, plus que nous pouvons encore le mesurer. Des hommes et des femmes de tous âges en ont été affecté.e.s dans leur santé physique, psychique, pour beaucoup de manière durable ; et certain.e.s en sont mort.e.s (laissant des familles avec un deuil tellement compliqué à faire).

Les soignant.e.s ont fait un travail exceptionnel (mais comment ont-ils.elles donc tenu ?) et notre reconnaissance à leur égard doit être grande. Le tissu social, sociétal, culturel, associatif, politique, médiatique s’est retrouvé, presque en un clin d’œil, comme suspendu en un équilibre impossible à trouver, où il faut tout réinventer au rythme même de la marche, en restant sur la corde raide, au risque sinon de l’écrasement. Dans un monde que l’on a voulu globalisé (globaliser) – « un village », nous disait-on – des frontières ont été fermées, l’armée a été déployée, des pouvoirs exceptionnels ont été conférés à nos autorités politiques, des distances sociales et physiques instaurées, des précautions inédites mises en place avec lesquelles désormais il nous faudra vivre. L’économie en a été dramatiquement bouleversée, et nous n’en mesurons pas encore toutes les conséquences, mais combien de mises au chômage (partiel, temporaire ou plus définitif), de chutes de revenus, de faillites, de plans sociaux et autres restructurations qui laisseront forcément du monde sur le carreau (dans toutes les sphères économiques avec des effets dominos difficiles à prévoir, mais ce qui a été vu lors des distributions de colis alimentaires a de quoi inquiéter au plus haut point) ?

Tout au long de ces semaines intenses, nous sommes passés par tant d’états d’âme (sidération, confusion, refus, relativisation, acceptation...). Tout au long de ces semaines intenses, nous avons vu fleurir le meilleur (l’engagement de nos autorités, de nos soignants, la solidarité concrète, la résilience...) et le pire (la mort en gros chiffres ronds, la peur et tout ce qu’elle peut charrier d’excès, de violences conjugales et familiales en hausse, des chasses aux sorcières, les « fake news » et autres théories du complot, des profiteurs).

Depuis quelques jours, tout semble se déconfiner progressivement. Et l’on reprend de la liberté, de l’assurance, des projets, de l’espérance, du sourire, et probablement quelques excès aussi. Je vous fais grâce d’un tableau exhaustif plus complet et détaillé que d’autres dresseront mieux que je ne sais le faire. Pour me tourner vers une question qui me taraude vraiment : que sera l’Église « post covid-19 » ? (si tant est que nous en sortions !)

Le boom d’internet

Pour beaucoup d’entre nous, nous nous sommes engouffrés avec plus ou moins de réussite et de pertinence dans l’utilisation et la diversification des supports digitaux : cultes retransmis en direct ou en différé, temps de partage sur Zoom, Meet et autres salons virtuels, chorales virtuelles, capsules et pastilles rivalisant d’ingéniosité, de créativité et d’humour (si si !). Nous avons tenté de tenir à bout de bras et de manettes ce qui semblait nous échapper (et qui nous échappait bel et bien). Nous nous sommes (en partie) rassurés en innovant (et en nous convainquant presque que l’innovation en elle-même serait suffisante). Nous avons même pu lire ici ou là, sur les réseaux sociaux, que si le diable avait voulu anéantir l’Église, il avait échoué puisque Dieu la faisait se démultiplier (sous-entendu : dans les cellules familiales).

Des talents nouveaux ont éclos. Des disponibilités nouvelles se sont affirmées. De belles initiatives solidaires ont vu le jour. Des familles ont eu du temps pour se retrouver, partager plus qu’à l’habitude, vivre « des choses ». Des gens ont pu échanger des propos qu’ils n’avaient jamais pu/su se dire jusqu’ici.

Partis à 200, maintenant un tiers !

Et puis, avec l’arrivée de l’été, voici que nous pouvons progressivement reprendre en présentiel (j’aurai au moins appris un mot), avec moult précautions, que chacun.e agrémente de sa compréhension, de ses peurs, de ses envies, de ses partis pris et autres (im)prudences. Là encore, nous nous sommes engouffrés dans la possibilité d’une reprise à laquelle nous avions rêvé. Encore une fois, pour nous rassurer je crois, allant même jusqu’à penser que notre réactivité serait décisive... pour le monde d’après et celui que déjà nous retrouvions. Mais avec la reprise, je constate (ce que je savais déjà sans oser me l’avouer, sans avoir les outils pour m’y préparer) que l’Église (j’entends par là l’Église locale, la nôtre au moins) est, à ce stade, abîmée, affaiblie, cabossée, morcelée, fragilisée.

Nous sommes partis à 200, nous arrivons péniblement au tiers. Ce qui avait été patiemment tissé au cours des derniers mois/années semble maintenant anéanti. Alors on fait contre mauvaise fortune bon cœur, on fredonne ce que l’on ne peut chanter, on projette ce que l’on ne peut pas vivre, on se réjouit d’être quelques-un.e.s au moins, on se dit que nous on n’est pas persécuté. Chaque fois que l’on coupe du pain, on y pense, on espère que bientôt tout s’assouplira plus encore et qu’on se retrouvera en nombre, avec le même entrain. On y croit presque, tout en devinant que ce sera compliqué. On espère tant retrouver ce que l’on avait laissé, le temps d’une conférence de presse de notre Conseil fédéral annonçant l’état d’exception à la mi-mars et qui semblait être un mauvais rêve qui s’effacerait bien vite.

Préservé

A titre personnel, ces 15 semaines ont été d’une rare exigence (je n’ai jamais travaillé aussi intensément dans ma vie), et celles qui viennent ne le seront pas moins. Quelques reflets pour dire l’état intérieur (bien conscient que d’autres en ont vécu tout autant sinon plus).

Je ne suis pas tombé malade, et aucun de mes plus proches n’a été sévèrement impacté par le coronavirus. Mon père a été hospitalisé 6 semaines, mais pour tout autre chose, et j’ai vu ma mère très fragilisée. Ma fille est rentrée de l’étranger dans l’urgence, mon fils a bien vécu les cours à distance, les deux ont brillamment réussi leur année étudiante et savent comment poursuivre. Ma femme appréciait comme jamais une tranquillité retrouvée. Nous avons vécu de belles choses en famille et en couple en toute simplicité, parfois même avec légèreté.

La fille de chers amis a été hospitalisée dans un état grave, pronostic vital réservé, un drame semblait se dessiner. Elle se remet progressivement, grâces soient rendues à Dieu ! J’aurais voulu faire un miracle, Dieu a donné les forces, puis la restauration. Les frontières étant fermées, je n’ai plus pu voir de chers amis de l’autre côté. Ni eux ni moi ne pouvions même tenter le franchissement. Ils m’ont manqué. Avec le retour des beaux jours, j’aurais tant aimé partager une bière. J’apprends que l’on ne peut pas rattraper le temps. D’autres voient leur emploi menacé, quand ils.elles ne l’ont pas déjà perdu. J’aimerais être à leurs côtés. Je devine leurs craintes. Je n’ai pas de quoi les apaiser vraiment, concrètement. J’en ai rencontré des inquiet.e.s, sans toujours exprimer mon inquiétude, des fort.e.s, sans oser dire ma faiblesse, des malades, esseulé.e.s, épuisé.e.s, sans pouvoir dire mes privilèges...

Mon collègue, tellement apprécié, s’est retrouvé en traitement médical, à quelques semaines de la retraite qu’il vient de prendre fin juin. Il est parti dans ces conditions, alors que nous aurions tant voulu vivre communautairement quelque chose de fort. Il faut dire aux gens qu’on aime qu’on les aime pendant qu’ils sont encore là. Je n’ai pas pu vraiment voir ma stagiaire qui vit décidément un stage exceptionnel. Elle a encaissé. Et assuré un remarquable travail à distance qui la légitime comme une pasteure de grande valeur. Notre fédération d’Eglises (la FREE) a pris soin d’informer, de proposer des ressources. Je me suis senti tour à tour noyé sous l’information (pourtant déjà triée) et soutenu en même temps.

Des lignes jaunes dans les coeurs

Sur le plan ecclésial, nous avons mis des cultes en ligne, fait vivre un groupe WhatsApp, animé des séances Zoom pour échanger et prier. Notre conseil a continué à fonctionner à distance. Puis un groupe de travail dédié à la reprise des activités a été mis en place avec des gens aux exceptionnelles compétences médicales, logistiques, techniques, et une disponibilité au même niveau. Cette organisation demande des heures, du génie, de l’énergie, beaucoup de flexibilité, une approche pastorale généraliste. Côté pastoral, j’ai eu des centaines d’heures d’échanges par téléphone, vidéoconférence, puis à nouveau en présentiel. J’ai été sollicité pour de l’aumônerie hospitalière et j’ai tâché de partager des prédications « de circonstances », alors que j’étais moi-même en questionnement. J’ai dû célébrer des obsèques (par exemple celle du doyen de l’Église, tellement aimé, sans presque personne, sans contact physique), un mariage a été reporté, le KT s’est stoppé net au cœur d’une année si prometteuse.

Et depuis quatre semaines, nous avons repris, en présence, à quelques-un.e.s, en multipliant les occasions et les formes, en diversifiant, en faisant le maximum pour que chacun y trouve son compte et en espérant qu’aucun.e de ceux et celles qui ont eu le courage ou la témérité de revenir ne nous quittera finalement.

En espérant aussi, malgré toutes les précautions prises, ne pas devenir un foyer d’infection, une occasion de chute, qu’il n’y aura pas de rebond épidémique grave. Mais il y a des lignes jaunes par terre, et dans les cœurs aussi. Les chaises sont à bonne distance les unes des autres, comme le sont les bien aimé.e.s. Nous ne pouvons pas nous saluer comme nous le faisions avec l’affection des enfants de Dieu. Nous ne pouvons pas chanter. Nous ne pouvons pas prendre le repas de communion, la cène, si essentielle à l’expression de notre foi et à notre reconnaissance. Nous n’avons pas le café qui suivait le culte (et l’après-culte qui durait au moins aussi longtemps que le culte !). Nous ne pouvons pas partager de repas communautaire et toutes les autres activités qui font le sel de la vie d’Église restent suspendues jusqu’à nouvel ordre. De l’Église telle que nous l’avions connue et tant aimée, il reste si peu. Les cultes de l’été que nous organisions en commun avec la paroisse protestante locale ne peuvent se tenir. Les grillades du mercredi soir non plus. C’est un nouveau coup dur. Tout, absolument tout, est redimensionné, et qu’il est difficile de se projeter, de dessiner la nouvelle saison !

Des relations post-covid difficiles

Je reçois le téléphone d’untel, inconnu au bataillon, qui m’accuse de céder du terrain au diable en ne m’opposant pas aux autorités qui sont anti-chrétiennes, me menace, me promet de venir me dire mon fait au prochain culte (pour lequel il s’est par ailleurs inscrit et auquel il ne viendra pas). Je reçois le téléphone d’untel, hors de la communauté, qui, convaincu que nous sommes cette fois-ci bel et bien dans les tout derniers jours, veut faire une grosse donation pour partir l’esprit libre... sans l’accord de sa famille... il faut jouer serré, expliquer, négocier, rassurer, refuser.

Les familles et les enfants habitué.e.s ou qui nous avaient rejoints ces derniers mois semblent aux abonnés absents. J’ose à peine appeler ou écrire, pour ne pas déranger, m’imposer, partager mon souci, encourager. D’autant que dans tout ce que nous avions mis en place, les enfants ont hélas été un peu la cinquième roue du char... Je suis conscient que nous aurions pu faire plus et mieux. Les forces et les ressources ont manqué. Nous avons fait ce que nous pouvions et même plus. J’en entends, et pas des moindres, me dire que « finalement on n’est pas si mal le dimanche matin à la maison, qu’on peut lire une histoire biblique aux enfants ou faire un jeu s’ils le souhaitent, mais qu’on n’est en tout cas pas pressés de reprendre », si l’on reprendra... Et de l’autre côté de la chaîne, des aînés m’assurent qu’avec tout ce qu’ils ont entendu sur la dangerosité du virus et sur le coût qu’ils.elles pourraient imposer à la société en tombant malade, il est préférable de rester désormais à la maison pour laisser la place aux... jeunes et aux familles, et que le culte (c’est la prédication essentiellement) retransmise sur le site suffit. Appauvrissement !

« Je suis inquiet ! »

Le philosophe français Michel Foucault l’avait écrit bien avant nous, dans les années 70 : « Les épidémies pulvérisent nos rêves de maîtrise absolue. » Le petit pasteur généraliste que je suis est inquiet de ce fractionnement, de ce délitement, de cette dispersion. Que faire ? Comment faire ? Pour quoi ? Avec qui ? Mon expérience de 20 ans, ma vision, mon coeur à l’ouvrage, mon ouverture, mes prières, mes études, ma bibliothèque, mes séminaires et autres pastorales ne m’y ont en rien préparé. Je suis à sec. Pas tourmenté, mais inquiet. Je ne suis même pas sûr qu’il y ait quelque chose à combattre. Jamais « l’ennemi » n’aura été si invisible et insaisissable, si insidieux et indéfinissable !

Alors oui, l’inquiet de nature que je suis est inquiet, très inquiet. Notre Église sera-t-elle encore là début 2021 ? Et avant ça, quelle rentrée ? Avec quelles forces ? Quelles ressources ? Quels projets ? Quels relais ? Quelle situation sanitaire ? Quelle situation sociale ? A quel point devons-nous changer, nous adapter, nous réinventer, diversifier ? La fonction pastorale a-t-elle encore du sens ?

Victor Hugo écrivait : « Tenter, braver, persister, persévérer, être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait.» C’est maintenant que ça se joue. Devant la tentation du découragement, du défaitisme, de la comparaison (qui est un poison). C’est là que ça se joue. Pour moi, d’abord me souvenir que ce n’est pas la première « crise » que l’Église (universelle et locale) traverse. L’Histoire – biblique, humaine, ecclésiale – en est pleine et des plus tragiques. Me souvenir que d’aussi loin que je le prenne, Dieu n’a jamais laissé tomber les sien.nes. Jamais ! Ce n’est pas aujourd’hui qu’Il va commencer. Au contraire, c’est quand tout est bousculé, c’est quand nos (risibles) assurances sont mises en défaut, qu’Il vient nous rejoindre pour donner le meilleur de Lui-même : Sa grâce, Sa présence, Sa fidélité, Ses ressources. Me souvenir que l’Esprit souffle, là et comme il veut (Jean 3.8), et pas forcément comme je le définis et l’attends. Que le Christ est le Souverain Berger, Grand Pasteur, que ce n’est donc pas moi qui suis aux manettes, et qu’Il a donné sa vie-même (sa vie !) pour un jour « faire paraître cette Église, qui appartient totalement à Dieu, dans toute sa beauté, pure et sans défaut, sans tache ni ride, ni aucune autre imperfecfion » (cf. Ephésiens 5.26-27). Qu’Il l’aime cette Église, qu’Il s’y engage sans réserve et qu’Il nous invite à l’aimer à notre tour, même si aimer fait parfois souffrir, et à nous y engager aussi, encore et encore. Qu’Il m’y veut, à sa suite et avec mes Frères et Sœurs, acteurs et actrices de bon cœur, pour y interpréter une magnifique partition, pour l’honneur de Dieu et pour le bien de mes prochains (j’ai lu quelque part que l’Église est la seule coopérative au monde qui existe pour le bien de ceux qui n’en sont pas encore membres !) et du monde qui se trouve plongé dans le désarroi.

Le meilleur reste à venir !

Peut-être dois-je m’arrêter pour prier, pour déposer mon fardeau, pour souffler, pour me rassembler et revenir aux fondamentaux, pour exprimer ma dépendance, pour attendre, écouter, espérer, veiller ? Avant de me remobiliser, foncer, m’engager, autrement peut-être, mais sans compter, aux côtés de Celui qui s’est donné sans compter. Et avec l’assurance que le Christ sera « avec nous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Matthieu 28.20) et que le meilleur reste à venir (Billy Graham disait : « J’ai lu la fin de l’histoire, la dernière page, et croyez-moi ça se termine bien ») ! Ensemble, on est plus fort.e.s. D’autres voudraient-ils.elles se joindre à moi ?

Philippe Henchoz
Pasteur dans l’Eglise évangélique de Meyrin (FREE)

1 réaction

  • Liliane Michoud vendredi, 03 juillet 2020 11:37

    Cher Pasteur en Christ, votre lettre me touche au plus profond de mes entrailles. Que l'esprit Saint vous fortifie et vous dirige. Prenez du temps pour Dieu et pour vous-même.Remettez tout dans SES mains, Lui vous aime et veut vous aider, lâcher prise et laissez le agir. L'épreuve est là pour se rapprocher de LUI. Accrochez vous à LUI, IL est votre rocher. Notre Seigneur est vivant et présent,IL ne vous laissera jamais seul. Comptez que sur Lui et non sur vos propres forces. Alors IL agira en vous et dans et au coeur de l'église. IL vous aime tant, courage, foi, espérance. Vous êtes dans mes prières. Que notre Dieu tout puissant vous bénisse et vous donne sa paix en Jésus-Christ notre Sauveur.

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