Ulrich Zwingli était un montagnard. Il est né à plus de 1000 mètres d'altitude, à Wildhaus, dans le Toggenburg (St-Gall), où l'on peut encore visiter le chalet de son enfance. Très vite remarqué pour sa vive intelligence et ses dons musicaux, il sera envoyé en ville, à Berne et à Vienne d'abord, puis pour quatre ans à l'Université de Bâle.
Il est ordonné prêtre en 1506 et devient curé de Glaris. Un curé plein de zèle – il écrira à ce propos en 1523 : « Malgré mon jeune âge, les fonctions ecclésiastiques m'inspiraient plus de crainte que de joie, car je savais, et j'en reste convaincu, qu'il me serait demandé compte du sang des brebis qui périraient par ma négligence. » Mais malgré un idéal pur et élevé, Zwingli tombe à plusieurs reprises dans l'inconduite, et sa conscience est profondément travaillée par cette incapacité à résister à la tentation. Ces pénibles expériences le préparent à reconnaître à quel point l'homme est incapable de se sauver tout seul et a besoin de la grâce de Dieu.
Comme aumônier militaire, il est sur le champ de bataille de Marignan en 1515, où, alliés à la cause du pape, les Suisses perdent là 10’000 soldats. Là encore, c'est une cruelle expérience qui lui pose bien des questions, surtout sur le rôle du pape qui se comporte comme un chef d'Etat guerrier. Il devient en 1517 chapelain à Einsiedeln, où il officie comme confesseur d'innombrables pèlerins.
En 1519, il est nommé curé du Grossmünster (église principale) de Zurich, ville de 7000 habitants seulement à l'époque, mais avec plus de quatre-vingts ecclésiastiques de diverses sortes !
Prédicateur d’un Evangile simple
Déjà avant son arrivée à Zurich, il s'était mis à prêcher de plus en plus l'Evangile dans sa simplicité. Au cours de ses études, à Bâle surtout où il avait rencontré Erasme avec beaucoup d'enthousiasme, il avait été marqué par l'humanisme qui plaide un retour aux sources. Il rompra plus tard avec ce mouvement trop optimiste à l'égard de l'homme et trop mou vis-à-vis des abus de l'Eglise, mais, contrairement à Luther, il n'en rejettera pas entièrement l'influence. C'est peu avant 1520, semble-t-il, alors qu'il a subi déjà toute une évolution personnelle, qu'il se met à lire Luther avec un intérêt croissant, et le compare au prophète Elie ou à un soldat de Dieu « qui sonde les Ecritures avec un tel sérieux qu'on n'en trouve pas un comme lui tous les mille ans ». Il trouve dans les écrits de Luther de profondes concordances avec ses propres convictions, sans pour autant se dire disciple de Luther ou « luthérien » (1).
S'ils partagent les mêmes vues, c'est qu'ils ont bu à la même source, l'Ecriture Sainte.
« Pourquoi ne m'appelez-vous pas paulinien, puisque je prêche le message de Paul ? Je ne veux pas que les papistes me qualifient de luthérien, car ce n'est pas Luther qui m'a enseigné la doctrine de Christ, mais la Parole de Dieu. Si Luther prêche Christ, il fait la même chose que moi. C'est pourquoi je ne veux pas porter d'autre nom que celui de Jésus-Christ, mon chef, dont je suis le soldat ». Il est d'autant plus intéressant de constater la proximité, sur l'essentiel, de deux cheminements qui ne dépendent pas l'un de l'autre.
Le « troisième homme » de la Réforme
Zwingli n'aura pas la puissance et le rayonnement de Luther, et ne marquera pas l'histoire dans la même mesure. Il n'aura pas non plus la rigueur et la clarté de pensée de Calvin. Sa production littéraire ne saurait se comparer, ni en quantité, ni en qualité, à celle des deux autres « grands » de la Réforme. Le « troisième homme » de la Réforme, comme on l'a appelé, a quelque peu pâti de l'envergure exceptionnelle des deux autres (2).
L'évolution de Zwingli est plus lente, moins violente que celle de Luther. Il va chercher plus longtemps la voie de la conciliation avec l'Eglise catholique. « Tu sais combien dès le début », dit-il dans une prière, « j'étais loin de vouloir la discorde et le trouble, et pourtant, en dépit de tous mes efforts et de ma résistance, tu m'as conduit à accomplir cette tâche ». Et en définitive, il ira sur bien des points plus loin que Luther : sa compréhension du culte et de la cène, par exemple, s'oppose plus radicalement à la messe que celle de Luther – on sait que les deux hommes se sont durement affrontés au Colloque de Marbourg en 1529, à propos de la cène précisément.
En Suisse, Zurich fut la ville pionnière de la Réforme. C'est en 1525 que le Conseil de ville remplace le latin par l'allemand et abolit la messe. Trois ans plus tard, la Dispute de Berne, à laquelle Zwingli prit une part prépondérante, aboutit à la victoire de la Réforme dans le canton de Berne. L'année suivante, Bâle suit le mouvement. On sait le rôle que Berne a joué pour l'introduction de la Réforme en Suisse romande (1536). Si le « zwinglianisme » ne s'est pas répandu comme tel, il a donné à bien des égards à la réforme calviniste les moyens de son expansion dans le monde entier. C'est ainsi que l'historien Gagliardi peut écrire : c'est à Zwingli qu'on doit « les premiers pas d'un mouvement… le plus puissant, et de beaucoup, de tous ceux qui, du territoire suisse, se sont répandus dans le monde » (3).
Une cruelle intransigeance à l’égard des anabaptistes
On peut reprocher à Zwingli certains aspects de sa pensée, plus rationnelle, moins « spirituelle » (ou mystique ?) que celle de Luther. Le culte zwinglien a longtemps accordé une place presque exclusive à la prédication. Soucieux de rompre avec toute forme de cléricalisme (ce qui est bien !), il a eu tendance à remplacer le clergé par la magistrature dans le gouvernement de l'Eglise, d'où une autorité prépondérante de l'Etat dans les affaires de l'Eglise. Calvin – qui, à Genève, aura affaire à des magistrats moins pieux qu'à Zurich ! – sera plus prudent sur ce point ... Mais l'époque n'était pas encore à une prise de conscience que l'Eglise et la société ne sauraient se confondre. Si nous voyons les lacunes de cette conception de l'Eglise encore nettement médiévale, laissons-nous du moins interroger par le profond attachement de Zwingli à son peuple et par son souci du salut de ce peuple.
Ce qu'il faut déplorer plus que tout chez Zwingli, c'est sa cruelle intransigeance à l'égard des anabaptistes : en 1526 des leaders anabaptistes, Félix Manz, Conrad Grebel, Georges Blaurock, sont emprisonnés. Le premier fut condamné à la noyade dans la Limmat, le deuxième mourut de la peste, et le troisième fut décapité ; d'autres encore furent bannis (1527) (4).
Malgré ces défaillances que le contexte de l'époque ne peut excuser que partiellement, nous voulons reconnaître en Zwingli un homme dont Dieu s'est servi, et envers qui nous sommes redevables.
Un homme de la Bible
Zwingli était un homme de la Bible. Son ami et premier biographe, Oswald Myconius en témoigne : « Il connaissait à fond les Saintes Ecritures (...) Pour son usage personnel, il recopia tous les écrits de l’apôtre Paul afin de s'en imprégner. Il en arriva au point qu'il le comprenait plus facilement en grec qu'en latin.
Plus tard il fit de même avec tous les écrits du Nouveau Testament. Ayant appris ultérieurement, à la lumière de la seconde épître de Pierre (2P 1.21) que l'explication de l'Ecriture n'était pas le fait des enfants des hommes, il chercha plus haut, auprès du Maître qu'était le Saint-Esprit, le priant de lui faire comprendre droitement le sens des pensées divines. Afin de ne pas errer, ni d'induire les autres en erreur sous le couvert de ce guide dont il pouvait se faire une fausse image, il comparait les passages scripturaires les uns aux autres et expliquait les textes obscurs par ceux qui étaient clairs, afin que chacun puisse reconnaître l'enseignement du Saint-Esprit, et non celui de la sagesse humaine lorsqu' il s'agissait de faire son profit de l'Ecriture... Ainsi la connaissance de l'Ecriture, si longtemps cachée au plus grand dam des âmes, nous était restituée de la manière la plus heureuse » (5).
Zwingli était homme de piété dont le zèle est un exemple, et un héritage à faire fructifier. Il écrit, dans un sermon publié sous forme de traité et intitulé Le Berger : « Crois-tu qu'il y a un Dieu tout-puissant et un seul ? Crois-tu aussi qu'il est ton Dieu, ton Seigneur et ton Père ? Mets-tu toute ta confiance en lui ? Si oui, tu croiras vraiment sans l'ombre d'un doute qu'il ne t'a rien promis qu'il ne veuille t’accorder. Si tu le tiens pour un père, ne l'aimeras-tu pas et ne lui obéiras-tu pas dans tout ce qu'il te demande ? Si tu le tiens pour ton père, tu l'aimeras et si tu l'aimes, tu ne toléreras pas que son honneur soit amoindri, que sa parole ne soit pas crue et qu'on vive contrairement à sa volonté. Tu supporteras plutôt la mort que la honte de ton père. A plus forte raison pour ton Père céleste. Si tu crois que la parole de Dieu ne peut mentir, tu sauras qu'ici-bas le plus grand honneur que le Père céleste puisse conférer à un de ses fils, c'est de lui permettre de mourir pour lui. » Ce texte reflète bien sa foi et son message.
Non seulement comme chrétiens issus de la Réforme, mais comme Suisses, nous avons une dette de reconnaissance envers Zwingli. Son empreinte a marqué plus qu'on ne le reconnaît en général le caractère de la Confédération helvétique moderne. Sa lutte déterminée contre le service militaire mercenaire des Suisses à l'étranger devrait nous rappeler aujourd'hui – et nous en avons un sérieux besoin – que certaines valeurs morales ne sauraient être indéfiniment sacrifiées au nom de la prospérité matérielle sans que la vie d'un peuple n'en soit profondément affectée.
Ulrich Zwingli est mort en 1531, à l'âge de 48 ans, sur le champ de bataille de Kappel. Il s'y était rendu pour réconforter les troupes zurichoises qui défendaient leur territoire contre les cantons catholiques.
Jacques Blandenier