Le pasteur et homme politique Roger Williams figure sur le Mur de la Réformation à Genève. Il est pourtant un illustre inconnu pour la plupart d’entre nous ! Fondateur de la première Eglise baptiste aux Etats-Unis (1638) (1), il est un précurseur dans la lutte pour la liberté religieuse et le principe de la séparation entre l’Eglise et l’Etat. On a dit avec raison qu’il est « l’un des principaux inventeurs de la laïcité » (2).
Né en Angleterre en 1603, il fut scandalisé par les luttes sanglantes qui opposaient anglicans et catholiques, ainsi que par la persécution dont souffraient puritains et indépendants de la part l’Eglise anglicane (3). Parmi les victimes, certains quittèrent leur pays pour fonder les premières colonies américaines. Les premiers de ces immigrants, les Pères Pèlerins, vécurent la célèbre aventure du Mayflower (1620), et obtinrent une charte royale autorisant la fondation de la colonie du Massachusetts, avec les agglomérations de Plymouth, puis de Boston.
Juriste et théologien
Roger Williams avait fait des études de droit et de théologie. Devenu pasteur, il dut affronter de vives résistances et des menaces en raison de sa conviction séparatiste (voir note 2). C’est ce qui motiva son départ pour l’Amérique. Il embarqua avec sa jeune épouse en décembre 1630. Mais dès son arrivée à Boston, il fut choqué en apprenant que le pouvoir civil emprisonnait ou mettait au pilori ceux qui désobéissaient à l’un des Dix Commandements. Et que la peine de mort était appliquée pour divers délits de religion.
En outre, il prit à maintes reprises et avec énergie la défense des Indiens, tentant de plaider leur cause face aux injustices qu’ils subissaient de la part des colons, ce qui lui valut l'inimitié de ses compatriotes, surtout lorsque, dans divers pamphlets, il se mit à traiter de voleurs les colons qui s'emparaient par la force et sans aucun dédommagement des terres que les Indiens occupaient depuis des temps immémoriaux. Il contesta la valeur légale de la charte octroyée par le roi d’Angleterre à la colonie du Massachusetts, dont les colons se réclamaient pour occuper les terres des Indiens. « Le roi d’Angleterre n’est pas en droit d’octroyer à quiconque ce qui ne lui appartient pas ! » affirmait-t-il. Les génocides successifs dont ont souffert les Indiens, étaient en totale contradiction avec la conviction pacifiste qui animait Williams (4).
Non à l’Etat chrétien !
Résolu à refuser tout salaire de l'Eglise établie, financée par le pouvoir civil, il entreprit de subvenir aux besoins de sa famille et de son ministère en cultivant la terre et en commerçant avec les Indiens. Grâce à sa grande facilité à apprendre les langues étrangères (il publia même une Clef pour comprendre les rudiments des langues indigènes), il put nouer d’excellents contacts avec eux. « Dès le commencement de ses randonnées parmi les tepees et les wigwams, il reçut un accueil courtois et même chaleureux. Son respect pour les traditions, les coutumes et les intérêts indigènes, sa déférence pour les chefs indiens, lui avaient ouvert bien des portes. » (5)
En raison de ses conflits avec les dirigeants de la colonie, et de son désaccord avec le projet des puritains d'instituer des Etats chrétiens en Amérique, Roger Williams fut banni « pour avoir conçu et divulgué diverses opinions nouvelles et dangereuses contre l’autorité des magistrats ». Il quitta le Massachusetts et créa en 1536 la colonie du Rhode Island (le plus petit des 50 Etats formant les Etats-Unis actuels), où sa femme et ses enfants le rejoignirent. Malgré ses nombreuses activités politiques et pastorales, il continua à se consacrer aux Indiens et à les évangéliser avec des résultats encourageants – une mission qui n’était nullement apparue comme nécessaire aux yeux des puritains.
La liberté de conscience et de culte, y compris pour les musulmans !
Avec quelques amis, il rédigea pour Rhode Island des statuts qui en firent le premier Etat au monde ayant inscrit dans sa constitution la liberté de conscience et de culte. A ce titre, il devrait être reconnu pour occuper une place éminente et novatrice dans l’histoire de l’Eglise et de la philosophie politique (6). Dès sa fondation, la colonie se voulut terre d’asile pour toutes les minorités religieuses. En raison de la politique répressive des autres colonies de Nouvelle-Angleterre, Williams et ses concitoyens accueillirent massivement sur leur territoire des réfugiés quakers et, en 1658, une quinzaine de familles juives sépharades. Il admettra aussi sans hésitation le principe d’accorder aux catholiques et aux musulmans la liberté de s’établir dans la colonie.
Selon la charte de 1663, « personne dans la colonie ne devra être molesté, puni, inquiété ou mis en examen pour une quelconque différence d’opinion en matière de religion, dans la mesure où elle ne perturbe pas la paix civile dans ladite colonie. »On reconnaît l’influence prépondérante de la pensée de Williams dans la claire séparation qui existe toujours aux Etats-Unis entre le pouvoir politique et le statut de totale liberté dont jouissent les communautés religieuses de toute obédience, si nombreuses et influentes qu’elles soient.
Le socilogue français Jean Baubérot écrit : « Il a énoncé les principes fondateurs [de la laïcité] aussi bien au niveau des finalités (la liberté de conscience, la non-discrimination pour raisons religieuses) qu’à celui des moyens mis en œuvre (la séparation du pouvoir politique et des autorités religieuses, la neutralité de la puissance publique à l’égard des diverses convictions). Et il a appliqué ces principes quand il a exercé des responsabilités civiles. » (7)
Pas de relativisme doctrinal pour autant !
Pour Roger Williams, cette tolérance ne débouche aucunement sur un relativisme doctrinal. Puisque l’Etat n’est pas, comme tel, concerné par l’enseignement religieux et la question du salut, cela doit inciter les chrétiens à s’engager dans l’évangélisation pour éviter que la majorité de la population reste dans l’ignorance de l’Evangile. Il admet l’idée de l’excommunication en insistant cependant pour que l’excommunié ne subisse aucun dommage civil – ce qui diffère évidemment de la pratique de l’Eglise protestante genevoise du temps de Calvin. Williams cependant était un calviniste convaincu sur le plan doctrinal, et, comme tel, il tenait fermement au principe de l’autorité souveraine de la Parole de Dieu (ce en quoi, dit un de ses biographes, il n’était pas « tolérant »). Par contre, il s’appuyait sur l’Evangile pour se distancer de Calvin sur un seul point : le système plus ou moins théocratique établi dans la Genève calviniste. Roger Williams affirme que « c’est en vain que les Parlements d’Angleterre ont autorisé la Bible en anglais dans les maisons anglaises les plus pauvres, et permis aux hommes et aux femmes les plus simples d’étudier les Ecritures, si néanmoins (…) ils doivent être forcés de croire selon ce que l’Eglise croit. »(8) Dans sa verve polémique, il écrit aussi : « Que jamais, ni à Rome ni à Oxford, on puisse dire du Parlement d’Angleterre qu’il a commis quelque acte de violence sanguinaire sur les consciences d’autrui, car ce serait un plus grand viol que s’il avait forcé ou violenté les corps de toutes les femmes sur la terre. »(9)
Dans son combat contre toute coercition dans le domaine de la foi dont chacun est redevable devant Dieu et Dieu seul, Williams fait penser à Sébastien Castellion (dont on a célébré en 2015 le 500e anniversaire de la naissance) qui, un siècle plus tôt, refusant totalement l’usage de la violence dans le domaine religieux, s’était fermement opposé à Calvin suite à la condamnation à mort de Michel Servet. Contrairement à Castellion cependant, Williams ne manifestait aucune tendance au relativisme religieux. Surtout, alors que Castellion était un (brillant) intellectuel de bibliothèque sans responsabilités ni politiques ni ecclésiastiques, Williams était un homme de terrain, profondément engagé à la fois dans l’Eglise et dans la cité – sans aucun risque de mélange entre ces deux domaines. Quelles que soient les vertus de Castellion (fort admirées par les théologiens libéraux d’aujourd’hui), il n’a pas, et il s’en faut de beaucoup, une influence comparable à celle de Roger Williams.
Jacques Blandenier
Notes
1 A ce titre il est étonnant et remarquable qu’il figure sur le Mur de la Réformation, dans la Genève historiquement calviniste !
2 Selon l’historien et sociologue protestant Jean Baubérot, dans sa préface à : Roger Williams, Genèse religieuse de l’Etat laïc, textes choisis par Marc Boss, Genève, Labor & Fides, 2013.
3 L’Eglise anglicane est née de la rupture entre le roi Henry VIII et le pape. Elle conserva néanmoins une structure semblable à celle du catholicisme (épiscopalisme). Durant le règne d’Elisabeth Ière, elle adopta la théologie de la Réforme. Les puritains cependant voulurent aller jusqu’au bout de la réforme de l’Eglise en abolissant l’épiscopat et en instaurant le régime presbytérien préconisé par le calvinisme. L’aile la plus à « gauche » des puritains, baptistes et séparatistes, s’opposaient à tout régime théocratique, en plaidant pour la démocratie et une claire séparation entre l’Eglise et l’Etat.
4 C’est du vivant de Roger Williams qu’eut lieu, en 1674 et1675 le terrible drame de la Guerre du Roi Philip, ce chef indien révolté par la brutalité des colons. Une guerre qui se termina par la totale élimination, entre autres, de la tribu des Mohicans.
5 Robert Farelly, Roger Williams, pionnier de la liberté de conscience, Paris, Carnets de Croire et Servir 95-97, 1989, p. 45.
6 On notera que, deux siècles plus tard, au moment du Réveil spirituel et de la fondation des premières « Assemblées de Frères » (les Eglises à l’origine des communautés qui composent la FREE), le canton de Vaud notamment était encore très éloigné de cette compréhension de la liberté individuelle dans le domaine religieux !
7 Roger Williams, op. cit., préface de Jean Baubérot, p. 3.
8 Roger Williams, Adresse au lecteur, in op.cit., p. 73.
9 Op. cit., p. 69.