Que pensez-vous de l’enseignement de la dîme qui prévaut dans de nombreuses Eglises évangéliques ?
La pratique de la dîme fait partie d’un enseignement qui a été donné pendant de nombreuses années dans l’Eglise. Les Eglises d’Etat l’ont enseignée. Les Eglises évangéliques, plus particulièrement les Eglises pentecôtistes, en ont fait aussi un enseignement de base dispensé à leurs membres. Je peux comprendre le pouvoir d’attraction de cet enseignement. C’est une manière très simple de traiter des questions financières. Chaque personne parvient assez facilement à calculer le 10 pour cent de ses revenus.
Ce qui surprend lorsqu’on regarde de près cet enseignement, c’est qu’il n’en est pas question dans le Nouveau Testament…
La dîme est mentionnée quatre fois dans le Nouveau Testament. Trois fois dans les évangiles (Mt 23.23, Lc 11.42, Lc 18.12). A chaque fois, Jésus y parle de la pratique des pharisiens et n’est pas très positif. Donner la dîme apparaît ici comme une manière d’affirmer sa propre justice devant Dieu. Il n’y a aucune mention dans le Nouveau Testament de cette pratique comme quelque chose de recommandable pour les disciples de Jésus. Donner la dîme est donc une pratique qui renvoie à l’Ancien Testament. Ma difficulté, c’est que la dîme fait alors partie d’un ensemble beaucoup plus complexe, en lien avec le système économique qui y est défendu. Elle s’inscrit dans le Jubilé (Lévitique 25.10-41), un programme radical de justice sociale. La dîme est une partie mineure de ce programme ; prendre cet élément seulement, sans le Jubilé, c’est développer une mauvaise interprétation de l’Ancien Testament et éviter les défis importants que cette première partie de la Bible nous lance aujourd’hui.
A votre avis, pourquoi le Nouveau Testament ne contient-il pas d’enseignement sur la dîme ?
Cela ne fait tout simplement pas partie de l’enseignement économique de Jésus à ses disciples ou alors de ce que les disciples ont compris de l’enseignement de Jésus. Une chose est sûre, le Nouveau Testament contient de nombreux enseignements sur l’argent, sur le style de vie, sur la richesse et la pauvreté, et sur la responsabilité de la communauté chrétienne à l’endroit des uns et des autres. En fait, il y a différents modèles que l’on peut reprendre à propos de la gestion de l’argent : celui de l’Eglise primitive qui vivait une large mise en commun des ressources, celui qui est promu par l’apôtre Paul dans 2 Corinthiens (8.1-15), où il s’inspire de l’Ancien Testament sans jamais mentionner la dîme…
Le cœur de l’enseignement de Paul porte ici sur la « koïnonia », la communion…
Oui. A mon sens, le terme de « koïnonia » (2 Co 8.4) est un des mots-clés, tout comme celui de Jubilé dans l’Ancien Testament. Ces termes nous donnent un cadre pour comprendre le « discipulat économique » que nous propose le Christ. La « koïnonia », c’est la solidarité et le partage. Nous traduisons volontiers ce mot par communion ou communauté, mais il renferme avant tout une dimension économique qui vise un partenariat commercial. La « koïnonia » prend au sérieux les besoins des personnes à l’intérieur de la communauté et cherche des chemins créatifs pour répondre aux besoins de celle-ci. A mon avis, la pratique de la dîme ne met pas en question notre style de vie. C’est une pratique très individualiste, qui ne permet pas à une communauté de parler librement des choix de vie que nous faisons, de la manière dont nous partageons nos ressources les uns avec les autres.
Certaines Eglises présentent cette pratique comme une forme radicale de discipulat. Pour ma part, je pense qu’il n’y a là rien de radical.
Qu’est-ce qui a fait le succès de l’enseignement de la dîme dans l’histoire de l’Eglise ?
Pas sûr que cet enseignement ait connu un véritable succès dans l’histoire de l’Eglise. Durant les trois premiers siècles de l’Eglise, il n’y a pas d’enseignement sur la pratique de la dîme. Durant cette période, on écrit beaucoup sur l’argent, comme le Nouveau Testament le fait, mais on ne plaide pas la cause de la dîme. Cette pratique commence en fait au IVe et au Ve siècle, une fois que l’Eglise fait partie intégrante de l’Empire romain et se développe comme une immense institution qui a besoin de financement. Au lieu de constituer une manière radicale d’être disciple de Jésus-Christ, la pratique de la dîme est pour l’Eglise impériale une tentative d’assurer son financement dans la durée. Cette pratique est très impopulaire durant tout le Moyen-Age. On rencontre ainsi de nombreux récits de protestations contre la pratique de la dîme. Des mouvements affirment qu’une telle pratique ne fait pas partie de l’enseignement de Jésus. Du XVIIe au XIXe siècle, les Eglises d’Etat prennent de la distance par rapport à la pratique de la dîme, mais les Eglises évangéliques, au début du XXe siècle, la reprennent et la rendent très populaire. Cette réhabilitation entraîne de nombreuses difficultés, tant pastorales qu’économiques.
Dans votre livre, vous dites que cette pratique a quelque chose de très injuste. Quoi donc ?
A mon sens, il s’agit d’un outil émoussé qui ne prend pas au sérieux les différences au sein de la communauté chrétienne, entre ceux qui ont peu et ceux qui ont beaucoup. Pour les riches, la dîme est une pratique inadéquate. Pour quelqu’un qui est à l’aise, donner 10 pour cent de son revenu ne représente pas grand-chose. Cela ne questionne pas son style de vie ! Alors que pour des pauvres, donner 10 pour cent de leurs revenus, c’est prélever une somme énorme sur leur nécessaire. Dans ce domaine, ce dont nous avons besoin, c’est d’une discussion ouverte en vue de partager nos ressources de manière plus juste. Et c’est là que la législation du Jubilé intervient et peut permettre de répartir plus équitablement les ressources au sein de la communauté. C’est une véritable occasion de mettre en place une communauté beaucoup plus juste. La pratique de la dîme ne fait jamais cela. En fait, elle ne permet pas d’aborder les questions centrales.
Beaucoup de responsables d’Eglises craignent que, si la dîme n’est plus enseignée, il n’y ait plus suffisamment d’argent pour financer les activités ecclésiales. Mon souhait n’est bien entendu pas que les chrétiens donnent de moins en moins, mais que nous agissions de manière plus juste avec les ressources des membres de la communauté. A mon sens, certaines personnes devraient donner beaucoup plus que la dîme et d’autres beaucoup moins.
Concrètement, que proposez-vous de mettre en place pour remplacer la dîme ?
Ce qui gêne nombre de lecteurs de mon livre, c’est que je ne remplace pas cette pratique par une autre. Je termine en effet mon livre par une série de questions que les membres d’Eglise peuvent se poser à eux-mêmes, si ils cherchent de nouveaux chemins. Ma préoccupation n’est pas de remplacer un système par un autre, mais de changer la manière dont nous discutons de ce sujet. Il serait souhaitable que les membres de nos Eglises discutent ouvertement de finances, de ce qu’ils gagnent, de ce qu’ils donnent, de ce qu’ils économisent, de ce qu’ils dépensent et des ressources qu’ils souhaitent confier à l’Eglise. Il s’agit vraiment de briser le tabou qui prévaut par rapport à la question de l’argent, afin d’en parler beaucoup plus ouvertement.
Aujourd’hui, quel enseignement donneriez-vous par rapport à l’exercice de la libéralité ?
Il faut tenir compte du type d’Eglise à laquelle on a à faire. De sa richesse ou de sa pauvreté ; de sa capacité ou non à parler d’un tel thème… Une chose est sûre : je l’inviterais à étudier le Nouveau Testament et à considérer son enseignement sur le style de vie des disciples de Jésus, sur la richesse et la pauvreté, sur la construction de l’Eglise. J’encouragerais cette Eglise à s’interroger sur l’argent qu’elle consacre à elle-même et à la mission. J’encouragerais aussi chacun des membres à avoir des discussions ouvertes sur ces questions avec des personnes de confiance, afin que cette gestion des ressources ne reste pas dans la sphère privée.
Personnellement, comment pratiquez-vous la libéralité ?
Ces dernières années, ma femme et moi, nous avons décidé de discuter de ce sujet avec des amis proches. Nous leur avons présenté nos revenus, comment nous les dépensons et ce que nous donnons. Nous ne souhaitions pas qu’ils nous disent concrètement comment gérer nos affaires, mais nous étions ouverts à leurs commentaires et à leurs suggestions. Cela nous a beaucoup apporté dans l’échange les uns avec les autres, mais aussi dans la liberté de donner.
Propos recueillis par Serge Carrel
Stuart Murray, Beyond Tithing, Eugene, Wipf and Stock, 2012, 246 p.