Konrad Specker est le chef de la division Partenariats institutionnels au sein de la Direction du développement et de la coopération suisse (DDC). Dans le cadre d'une série radiodiffusée sur le travail d'une ONG chrétienne (1), il a été interviewé sur la façon dont la DDC perçoit actuellement la relation entre religion et aide au développement.
- Permettez-moi de commencer par une citation de l'écrivain libanais Amin Malouf, qui a constaté suite aux événements du 11 septembre 2001 qu'on parle davantage de l'influence de la religion sur les peuples et pas suffisamment de l'influence des peuples sur la religion. Ceci pour dire que le problème n'est pas la religion, mais ce que l'homme en fait. Cette introduction est importante pour comprendre notre positionnement : la religion n'est pas quelque chose d'abstrait ; c'est un facteur culturel, social, politique déterminant dans une société, qu'il ne faut pas isoler. Il convient au contraire de contextualiser à chaque fois le rapport qui existe entre religion, société et développement.
Depuis quand la DDC s'intéresse-t-elle à ce rapport entre religion et développement ?
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C'est dès les années 90 que des agences de coopération se sont rendu compte qu'elles ne prêtaient pas suffisamment attention aux questions socio-culturelles. La DDC a initié une réflexion plus systématique avec ses ONG partenaires suisses en 2001. Si nous travaillons depuis longtemps avec des ONG Suisses à base confessionnelle comme Pain pour le Prochain et Action de Carême, le déclencheur a été une clause contractuelle dans ces partenariats, qui stipulait que les contributions de la DDC étaient destinées aux actions de développement uniquement, pas aux activités pastorales. Mais où tirer la ligne entre les deux? Nous nous sommes aussi aperçu que certaines activités dites pastorales étaient beaucoup plus pertinentes au niveau du développement que des activités dites de type développement.Ainsi avons-nous initié une réflexion. On attendait un grand enthousiasme pour le débat, notamment de la part d'organisations à base religieuse, mais celles-ci se sont montrées réticentes. Nous avons alors constaté une sorte de tabou et compris que la thématique impliquait une remise en question des systèmes de valeurs des différents acteurs concernés.Or, ce qui est très important dans la coopération au développement, c'est que tout acteur doit toujours porter un regard réflexif et critique sur sa propre posture, sur ses systèmes de valeurs. Le facteur religieux est en soi très ambigu. L'art, c'est de comprendre cette ambiguïté dans un contexte et de chercher à naviguer dans l'ambiguïté et dans des champs de tensions. C'est ça le grand enjeu !
Quels sont les défis des ONG chrétiennes en terre musulmane ou bouddhiste ?
- Vous pouvez aussi retourner la question et vous demander quel serait le défi d'une organisation musulmane qui viendrait de l'extérieur et qui voudrait travailler en Suisse. Et quelles seraient les réactions de la population et des partis politiques ? Renverser une fois la réalité et s'imaginer hypothétiquement que des acteurs de la coopération venant d'ailleurs soient actifs en Suisse pour travailler sur des questions sociales qui se posent ici, par exemple la nouvelle pauvreté ou l'immigration clandestine, permet de répondre à votre question : les acteurs doivent toujours avoir une bonne connaissance du contexte, des sensibilités culturelles et faire une analyse du potentiel de conflits. Ils doivent aussi renoncer à toute activité missionnaire voire prosélyte, que ce soit au niveau organisationnel ou individuel. Une réflexion critique par rapport à sa propre posture dans le contexte en question est essentielle.
Est-ce qu'il existe de plus en plus d'ONG d'inspiration religieuse ?
- Ceci dépend des contextes. Un grand nombre d'organisations à base religieuse s'engagent actuellement dans des situations conflictuelles. Elles utilisent la précarité des gens pour les influencer sur la base d'objectifs religieux. Il y a des mouvements missionnaires très importants aujourd'hui, notamment le mouvement pentecôtiste, en Amérique Latine et en Afrique. Ils ont apporté d'autres valeurs dans des quartiers défavorisés, comme le respect, la non-violence. Ils répondent aux besoins immédiats des populations et donnent aux gens un nouveau sens à leur existence. Cela peut être très positif au niveau familial et communautaire, comme par exemple au Brésil dans les grandes favelas. Mais c'est politiquement hautement délicat, car la personne est conçue comme un individu et non plus comme un être social. L'engagement politique et sociétal est laissé de côté.
Vous travaillez avec la plate-forme évangélique Interaction et la campagne StopPauvreté, comment cela se passe-t-il ?
- C'est un dialogue de qualité. Ce sont des personnes très compétentes, très réfléchies qui sont capables de mener un dialogue sur les questions autour du rôle du religieux, notamment là où on rencontre des ambiguïtés.
Que pensez-vous, personnellement, de ces ONG d'inspiration religieuse ?
- La base religieuse peut mobiliser des énergies. Mais il ne faut pas isoler ces ONG, les considérer comme une catégorie en soi. Chaque acteur du développement doit répondre, en ce qui nous concerne, aux mêmes exigences : faire preuve d'une structure de gouvernance institutionnelle qui respecte le principe de séparation des rôles entre un pilotage et une direction sur le plan stratégique et opérationnel ; faire preuve de compétences dans son domaine d'activités en matière de savoir et d'expertise sur les sujets sur lesquels cet acteur s'engage. Nous attendons aussi des ONG qu'elles soient capables d'absorber d'autres savoirs, qu'elles aient la capacité d'analyser les contextes et de réfléchir aux conséquences non escomptées de leur travail. Il faut enfin qu'elles trouvent des solutions aux problèmes qui surgissent et avoir une vraie capacité de négociation.
Propos recueillis par Gabrielle Desarzens
Note
1) « Les Noé de la santé », émission A vue d'esprit sur RTS Espace 2.