« La situation du monde actuel, secouée par de nombreuses tensions et crises, ne porte pas à l’optimiste », relève Benjamin Gasse, le directeur de l’association humanitaire Morija, au Bouveret. Par contre, en 2015, lorsque les Objectifs de développement durable (ODD, voir encadré ci-dessous) ont été adoptés par l’Organisation des Nations unies (ONU), la situation était très différente. À cette époque, les pays avaient l’ambition de faire advenir avant 2030 un monde plus juste, permettant à tous ses habitants de vivre dignement. C’est ce que l’ONU a nommé « Agenda 2030 ».
Dès 2004, l’Alliance évangélique mondiale a lancé le « Défi Michée », une réponse des ONG chrétiennes et des Églises aux interpellations et aux travaux de l’ONU. Le nom vient du prophète Michée qui a écrit, au VIIIe siècle avant Jésus-Christ : « Le Seigneur te fait savoir ce qui est bien. Voici ce qu’il demande à tout être humain : faire ce qui est juste, aimer agir avec bonté et vivre avec son Dieu dans la simplicité » (Mi 6.8).
En réponse à l’interpellation du prophète Michée, Benjamin Gasse propose un programme en trois points : comprendre, prendre conscience, puis agir en tant que disciple du Christ.
Comprendre
En 2015, lorsque les ODD et l’Agenda 2030 ont été adoptés par l’ONU, Ban Ki-moon, le secrétaire général sud-coréen de l'ONU, a déclaré : « Nous devons agir tous et partout. Ces dix sept Objectifs de développement durable sont notre guide, une liste de tâches pour les gens et la planète, et un modèle de réussite ». Et, actuellement, les ODD constituent le cadre de l’action des organisations non gouvernementales et humanitaires.
« Il est très important de comprendre que la pauvreté est rarement le résultat d'une seule cause, mais la combinaison de plusieurs facteurs, souligne Benjamin Gasse. Les solutions doivent donc être réfléchies de manière globale. » Par exemple, l’association Morija est engagée au Burkina Faso, un pays qui combine un haut taux de malnutrition et de mortalité infantile, un faible accès à l’eau potable et une faible production agricole.
Ces trois problématiques sont liées. Nourrir un jeune enfant au moyen de bouillies préparées avec de l’eau contaminée a des conséquences dramatiques sur sa santé. L’idéal est donc que la mère allaite son enfant. Mais le dérèglement climatique fait baisser les rendements agricoles, empêchant la maman de s’alimenter convenablement et d’allaiter son enfant. Du coup, le père cherche une solution en cultivant une plus grande surface. Son travail augmente, et il demande à ses enfants de venir l’aider aux travaux des champs, plutôt que d’aller à l’école. Cela entraîne une baisse du niveau de l’éducation, une pauvreté croissante et une plus grande réceptivité aux messages extrémistes et violents. « Voilà le genre de spirale de la pauvreté que les ODD et l'Agenda 2030 voulaient casser », explique Benjamin Gasse.
Prendre conscience
Selon le directeur de Morija, l’Agenda 2030 a eu le mérite d’enclencher un mouvement de lutte contre la pauvreté. Celui-ci est unique dans l'histoire de l'humanité. Et, à partir de 2015, les premiers résultats ont été très encourageants. Mais, en 2020, la pandémie de Covid a fait basculer plus de 70 millions de personnes dans l’extrême pauvreté. Ainsi, le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté dans le monde, c’est-à-dire avec moins de 1,90 dollars par jour, est remonté à un total de huit cents millions de personnes. Ce chiffre dépasse même celui de 2015. Et António Guterres, l’actuel secrétaire général des Nations Unies, explique que l’Agenda 2030 ne sera pas tenu.
« Ce sentiment d'impuissance m'attriste profondément, reconnaît Benjamin Gasse. Comment peut-on admettre notre incapacité à éradiquer la pauvreté, dans un monde qui n'a jamais généré autant de richesses. En 2015, le produit intérieur brut (PIB) mondial s'élevait à environ 75’000 milliards de dollars américains, et il a franchi le cap des 100’000 milliards en 2023. L'humanité a les moyens d'éradiquer la pauvreté, mais elle poursuit un modèle de développement qui ne fait qu'accroître et renforcer les inégalités contre lesquelles elle souhaite lutter. »
Les ODD présentent plusieurs faiblesses. En particulier, ils ne prévoient ni cadre juridique contraignant, ni méthodologie de financement et de mise en œuvre. Du coup, chaque État fait ce qu’il veut, et plus de la moitié des actions de développement sont menées par des organisations non gouvernementales. De plus, la mise en œuvre des ODD et des sous-objectifs obéit à des règles complexes qui ne facilitent pas la tâche des organisations de développement.
Prendre position et agir
Les ODD sont excellents, mais ils proposent une démarche humaniste qui manque de fondements spirituels. « Le diagnostic de départ ne fait pas écho à notre monde déchu qui a séparé l'homme de Dieu, souligne Benjamin Gasse. Et les solutions proposées n'évoquent pas notre besoin d'être réconciliés avec Dieu, en Jésus-Christ. La foi et l’espérance chrétienne apportent pourtant une plus-value pour nous emparer des ODD. La compassion de Jésus envers les plus démunis nous équipe pour transformer notre monde et le rendre plus juste. » Le directeur de l’association Morija propose donc trois pistes d'actions concrètes.
(1) Questionner notre rapport au bonheur et au contentement. Notre société de consommation lie généralement notre bonheur à nos biens matériels. Du coup, nous n'accordons pas de valeur à des choses qui n'ont pas de prix, ou qui ne coûtent rien. Il y a ici un encouragement à renouveler notre regard sur le monde.
(2) S'engager pour plus de justice et contribuer à l'élimination de la pauvreté. C’est possible en soutenant des œuvres qui travaillent pour plus de justice sociale, voire en s’engageant avec ces œuvres.
(3) Questionner nos modes de vie et de consommation. Par exemple, un acte aussi simple que l’achat d'une tablette de chocolat soulève de nombreux questionnements relatifs aux ODD. La fève de cacao a-t-elle été produite par une agriculture qui respecte l'environnement ? Coupe-t-on des arbres pour planter des cacaoyers ? Le producteur a-t-il été rémunéré correctement ? Des enfants ont-ils travaillé dans les champs ? Ces questions peuvent nous orienter vers des achats plus éthiques.
Consentir à des sacrifices
Le dérèglement climatique apporte une nouvelle contrainte à la mise en œuvre des ODD. « Nous nous rendons compte qu’il ne sera pas possible à tous les pays du monde d’atteindre un niveau de développement économique comparable au nôtre, souligne Benjamin Gasse. Ce sera impossible, parce que notre monde est fini, avec des ressources en quantité limitées. Nous devons donc réfléchir à notre système de valeurs. » En effet, pour que les pays du Sud puissent se développer, et leurs populations améliorer leurs conditions de vie, il faudrait que les pays développés acceptent de décroître, de consommer moins de bien matériels et de produire moins de déchets. Le problème, c'est qu'une telle démarche est difficile à concevoir, parce qu’elle remet en question notre modèle de vie et de confort.
Les chrétiens doivent aussi repenser leur système de valeurs. Généralement, la vie de foi et l’évangélisation ne laissent pas beaucoup de place à la justice et à l’action sociale. « Souvent, comme chrétiens, nous aimons dire que nous sommes à la fois hors du monde et dans le monde, explique Benjamin Gasse. Je pense qu'on a tendance à privilégier l'aspect ‘hors du monde’ en cultivant une foi quelque peu ‘hors sol’. Nous devrions questionner cela. » Pour le directeur de Morija, il est nécessaire de décloisonner notre foi, et d’inclure beaucoup plus largement, dans nos vies d’Eglises, la justice sociale, l’environnement et l’entraide. Il y a là des dimensions de la foi chrétienne qui doivent cohabiter sans s’exclure.