Lorsque l’on réfléchit théologiquement à l’histoire du monde et à la situation de l’humanité, on utilise souvent le schéma dit : « Création-Chute-Rédemption ». A la création, Dieu crée un monde bon dans lequel il place l’être humain comme son représentant. Lors de la chute, l’humanité entre en révolte contre Dieu et prétend devenir son propre maître, avec toutes sortes de conséquences néfastes. La rédemption désigne tout ce que Dieu fait pour sauver les êtres humains, par la mort et la résurrection de Jésus, la nouvelle naissance et l’action de l’Esprit. On complète souvent en mentionnant la glorification, l’état de bonheur et de perfection dans lequel nous serons auprès de Dieu, après le retour de Jésus et la fin des temps. Ce schéma est très utile. Il permet par exemple de comprendre pourquoi le meilleur et le pire peuvent se rencontrer dans l’humanité, et souvent dans les mêmes personnes : il y a en chacun de nous de bons traits et de bonnes aspirations placées en nous lors de la création, mais aussi de mauvais penchants issus de la chute.
La conservation, un concept biblique
Je voudrais cependant parler ici d’une catégorie d’éléments que l’on oublie trop souvent dans le cadre de ce schéma. C’est la catégorie que l’on peut appeler la Conservation ou la Préservation : Dieu agit dans notre monde pour limiter les dégâts dus à la chute, en faveur de toute l’humanité et même de tout le monde créé. On le voit de la manière la plus claire dans les promesses que Dieu fait à Noé après la fin du Déluge, en Genèse 8 et 9. Dieu promet de ne plus détruire le monde par le déluge à cause des mauvaises actions des humains. Il dit : « Tant que la terre durera, les semailles et les moissons, la chaleur et le froid, l'été et l'hiver, le jour et la nuit ». Il institue aussi le châtiment pour celui qui tue un être humain, et en confie l’exécution à l’humanité. Cela constitue l’embryon du pouvoir judiciaire, pour endiguer la violence dans les sociétés humaines. Il s’engage en outre par une alliance envers l’humanité et tous les animaux présents et à venir, avec l’Arc-en-Ciel comme signe qu’il ne détruira plus la terre. Tout cela n’était pas nécessaire lors de la création, parce que l’homme n’avait rien de méchant en lui, mais Dieu vient limiter les conséquences du mal.
D’autres éléments bibliques vont dans le même sens. Dès Genèse 3.21, Dieu fournit aux hommes des vêtements de peau de bête, parce que la nudité n’est plus supportable pour eux après la chute. En Romains 13, Paul enseigne que les autorités civiles ont été établies par Dieu pour punir ceux qui font le mal (cf. 1 Pierre 2.13-17). En Matthieu 19.1-9, Jésus dit que Moïse a codifié les règles du divorce à cause de la dureté des cœurs humains, mais qu’à la création il n’en était pas ainsi. On voit là l’existence de certaines règles qui ne sont pas la volonté parfaite de Dieu, mais un moindre mal face à la méchanceté des cœurs humains. Il y a matière à penser que d’autres éléments de la Loi de Moïse pourraient être regardés de la même manière.
Ces éléments de conservation se distinguent de la chute en ce que c’est Dieu qui y agit pour de bons buts. Ils n’appartiennent pas non plus à la rédemption, en ce qu’ils concernent toute l’humanité et pas seulement les croyants, et en ce qu’ils ne réparent pas la rupture avec Dieu mais en atténuent les effets. Ils peuvent par contre être rapprochés de l’idée d’une grâce commune, d’une bienveillance de Dieu envers toute l’humanité, comme lorsque Jésus enseigne que Dieu fait lever son soleil sur les bons comme sur les méchants (Matthieu 5.45). On distingue cette grâce commune de la grâce spéciale, dont les chrétiens bénéficient dans le cadre du salut par grâce au moyen de la foi en Jésus-Christ.
Mieux situer les activités humaines
Penser la conservation aide aussi à situer toute une catégorie d’activités humaines. Je pense par exemple à l’autorité politique et judiciaire, aux forces de polices, aux médecins ou à l’action sociale et humanitaire. Ces éléments ne se rattachent pas à la création, en ce qu’ils n’étaient pas nécessaires avant la chute. On est alors tenté de faire deux erreurs opposées. On risque de les rattacher à la chute, et donc de les considérer comme des choses mauvaises, auxquelles un chrétien ne pourrait surtout pas toucher. Ou alors, on peut être tenté de les rattacher à la rédemption. De penser que l’on peut guérir l’humanité du péché, instaurer un paradis terrestre par l’action sociale ou politique – ce qui fut entre autre le cas du communisme. Ce genre de visée démesurée conduit généralement à de graves abus d’autorité. On peut encore être tenté d’utiliser le pouvoir politique pour imposer la foi chrétienne en pensant amener par là les gens au salut. Confondre la conservation avec la chute ou avec la rédemption peut être tentant pour les chrétiens, même évangéliques. Malheureusement, on peut penser à des situations dans lesquelles certains sont tombés.
Bien penser l’idée de conservation permet au contraire de poser un regard juste sur ces différents domaines. De regarder tout ce qui contribue à limiter le mal et la souffrance dans ce monde comme une participation à l’action bienveillante de Dieu pour le monde, sans laisser ces éléments se substituer à l’annonce de l’Evangile. D’avoir des attentes positives, raisonnables et modestes quant à ce que l’humanité peut accomplir dans ces domaines. Cela ouvre aussi des espaces pour travailler avec le restant de l’humanité, pour le bien de toute l’humanité, mais sans oublier d’être témoins du salut.
Pour ma part, j’avais par exemple été perplexe quand Jésus dit « heureux les ouvriers de paix ». Je me disais qu’amener la paix ne suffisait pas à amener le salut. Je n’imaginais pas que Jésus puisse parler uniquement de paix entre les chrétiens. Travailler pour la paix n’est donc pas directement travailler pour le salut, mais pour limiter la violence et la haine sur terre, et Jésus nous y appelle. Du reste, participer à la recherche du bien commun fait partie de l’amour du prochain que Jésus commande, et des bonnes œuvres que Dieu a préparées pour nous (Eph 2.10) et qui doivent amener le monde à le louer (Mt 5.16, 1 Pi 2.12).
Et l’environnement ?
Cette action de Dieu pour la conservation de sa création est aussi très pertinente par rapport à toutes les questions environnementales. Depuis la création, l’être humain est chargé de veiller sur la création et de la développer. Mais la révolte humaine a des conséquences sur la création entière. De plus, l’humanité assume mal son rôle à cause de son éloignement de Dieu. Elle ne veille pas sur la création de manière bienveillante, mais l’exploite et l’opprime, quand elle ne tombe pas dans l’excès inverse de l’adorer et de la mettre à la place de Dieu. De fait, nos excès de consommation viennent aussi de ce que nous attendons du monde créé ce que seul Dieu peut donner. La création soupire et souffre de la situation où l’homme l’a mise (Romains 8.18-25).
Si Dieu agit pour préserver sa création, cela signifie d’une part que nos engagements dans ce sens sont appréciables : nous travaillons avec Dieu pour un but que Dieu recherche. Cela nous donne aussi une espérance : Dieu s’est engagé à ce que les éléments essentiels qui permettent la vie humaine ne cessent pas jusqu’à la fin des temps. Cela nous invite à agir avec responsabilité, avec amour, sans être dévorés par la crainte. Mais que rien ne nous fasse oublier de témoigner de l’Evangile, du salut et de la rédemption que Dieu nous offre en Jésus-Christ.