Apolline Dukuzemariya est une rescapée du génocide rwandais. Voilà 25 ans, le 21 avril 1994 pour être précis, elle est laissée pour morte à son domicile de Butare, au sud du pays, alors que le génocide a déjà cours depuis le 7 avril et fera pendant 3 mois 800'000 victimes. Elle a reçu des coups de machette sur la partie droite du crâne, sur la cheville droite et, enfin, sa cheville gauche a été vilainement esquintée.
Aujourd’hui, cette Rwandaise d’origine tutsie vit à Aigle dans le canton de Vaud. Naturalisée Suissesse, elle raconte sa trajectoire de vie dans un livre qui vient de paraître et intitulé : « Pourquoi je leur ai pardonné ».
« Massacrée » de tous les côtés
« Cet après-midi du 21 avril, raconte-t-elle, un groupe d’hommes, des civils conduits par un militaire, sont arrivés chez moi. Tout le monde avait une arme : les civils des machettes, des épées et d’autres armes traditionnelles rwandaises, et le militaire un fusil. Ce dernier m’a demandé ma carte d’identité sur laquelle figurait mon origine ethnique : « Tutsi ». Il m’a emmenée dans ma chambre à coucher pour voler notre argent. » Des militaires qui étaient déjà passés ce jour-là avaient pris tout l’argent. Les civils qui accompagnaient le militaire se sont mis alors à prendre tout ce qui les intéressaient dans la maison. « Lorsque le militaire a réalisé que l’argent avait déjà été volé, poursuit Apolline Dukuzemariya, il a lancé : « Que les courageux viennent ! » Les civils qui l’accompagnaient sont arrivés en hâte. On m’a donné l’ordre de m’asseoir. J’ai commencé à me baisser et j’ai senti comme un coup de foudre sur la région temporale. Ce coup de machette m’a fait tomber par terre, inconsciente. Ce qui a suivi, je n’en sais rien. J’ai pris conscience plus tard à l’hôpital que j’étais blessée de partout : sur tous les côtés de la tête, mon pied droit était presque amputé et ma cheville gauche en très mauvais état, mais sans que les os ne soient atteints. Pour être précis, mon crâne était brisé et des morceaux d’os avaient disparu, de sorte que mon cerveau n’était plus protégé par la boîte crânienne. »
Prise en charge au CHUV
Son mari Emmanuel, étudiant en médecine à l’époque, découvre Apolline à la fin de la journée gisant dans son sang. Il l’emmène à l’hôpital, mais au vu de la gravité de la situation les médecins locaux, tout comme ceux du Kenya, pays dans lequel Apolline est emmenée, se révèlent incapables de faire quoi que ce soit. Des amis suisses proposent à la survivante de venir se faire soigner dans notre pays. Les démarches sont longues, mais finalement, au vu de la gravité de la situation, la Confédération helvétique permet à ce couple de venir s’installer dans la région de Vevey et de bénéficier des compétences médicales de l’hôpital du Samaritain, ainsi que de celles du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV).
Vingt-cinq ans après ce « massacre », Apolline Dukuzemariya va bien. Elle précise : « Quand je suis arrivée en Suisse, le CHUV a taillé un petit os sur mon crâne et les chirurgiens ont bouché la brèche qui avait été ouverte sur ma région temporale afin de protéger mon cerveau. » Grâce aux compétences du corps médical helvétique, elle guérit de ses blessures physiques, sans qu’elle ne souffre de trop de séquelles. Mais les blessures intérieures sont considérables. « Une fois en Suisse, j’ai commencé à réfléchir à tout ce qui m’était arrivé, poursuit-elle. Pourquoi avais-je été victime d’une telle injustice ? Pour accomplir de telles atrocités, mon peuple devait être le plus méchant du monde ! »
Un face à face décisif avec Dieu
Apolline Dukuzemariya est une chrétienne qui vit sa spiritualité en pratiquant la lecture de la Bible et la prière, depuis sa rencontre personnelle avec Jésus-Christ à la fin des années 70. « Quand je lis la Bible, je la crois, et quand j’y trouve des promesses, je me les approprie, explique-t-elle. Je parle à Dieu comme si je parlais à un ami de longue date. Je répands mon cœur devant lui. Je me « décharge » sur lui de mes souffrances et de mes joies. » Face à la réalité du mal subi et aux souffrances intérieures qui la ravage, elle continue d’accumuler les pourquoi. « J’essayais de couvrir mes blessures avec les lectures que je faisais pour survivre, ajoute-t-elle. Un jour en lisant un livre, son auteur conseillait de reconnaître ses blessures, de les montrer au Christ et de lui demander de venir les toucher. » Elle se met à prier en reconnaissant devant Dieu les blessures profondes qui l’habitent. La haine pour le peuple rwandais apparaît, extraordinairement forte. Contrairement à d’autres fois où elle chassait de telles pensées de son esprit, là elle les confronte. Elle demande : « Seigneur, donne-moi de voir le peuple rwandais comme tu le vois ! » En priant ainsi, elle réalise que Jésus-Christ est mort pour tous les peuples du monde, y compris les Rwandais. Elle réalise aussi que d’autres peuples ont commis des atrocités abominables : dans les Balkans lors de la guerre en ex-Yougoslavie, les Américains au Vietnam, les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale…
Dans ce face à face avec Dieu, Apolline Dukuzemariya s’interroge aussi sur les raisons d’une telle méchanceté. « J’ai compris que derrière tout cela il y avait la réalité du mal, la réalité du diable qui ravage l’humanité. » Forte de cette conviction, elle est saisie d’un sentiment de compassion pour son peuple qui s’est laissé manipuler par les forces du mal. « J’ai commencé à dire : « Seigneur, pardonne-leur. Seigneur, pardonne aux Hutus et aux Tutsis. Pardonne aux autorités qui ont encouragé ces massacres… » A elle, ensuite, de citer un à un les membres de l’équipe d’hommes qui l’a laissée pour morte dans sa maison le 21 avril 1994. A elle aussi de passer en revue toutes les personnes de sa famille qui ont été victimes du génocide et d’octroyer le pardon. « J’ai pardonné aux personnes qui ont tué mon père, mes 4 frères, ma petite sœur, mon beau-frère, mes amis proches, mes frères et sœurs en Christ… Il n’y avait pas là de contrainte religieuse. C’était ce qui se trouvait dans mon for intérieur, dans ma communion avec le Seigneur pendant que je priais. J’étais convaincue que ces meurtriers étaient contrôlés par le mal et par le diable et qu’il importait de leur donner mon pardon. »
Cette expérience spirituelle profonde entraîne des changements fondamentaux dans l’être intérieur d’Apolline. « Là où j’avais la haine, la compassion et l’amour pour mon peuple sont apparus. Là où j’avais de la tristesse et du désespoir, une joie que je ne pourrais décrire a trouvé sa place. »
La consolation : Gloria !
En l’an 2000, Apolline Dukuzemariya, déjà maman de 3 garçons avant le génocide, donne à nouveau la vie. Une petite Umunezero Gloria naît dans le foyer d’Apolline et d’Emmanuel qui, entre temps, a terminé ses études et exerce comme médecin en Suisse. « Gloria a été un cadeau du Seigneur, souligne la maman de 4 enfants. Elle est venue comme une consolation pour moi, comme la confirmation de ma guérison physique et intérieure. »
Aujourd’hui, Apolline Dukuzemariya témoigne volontiers de son parcours de résilience dans les groupes d’ados ou de jeunes, dans les rencontres de femmes ou dans les Eglises. Elle ne manque pas de faire toucher une petite fente qui reste encore sur sa région temporale, stigmate du génocide de 1994. Elle témoigne aussi du fait que « c’est le Christ qui l’a aidée à pardonner à ceux qui lui ont fait du mal et qu’il est possible aujourd’hui de pardonner à nos agresseurs… avec son aide ! »
Serge Carrel
Apolline Dukuzemariya, Pourquoi je leur ai pardonné, préface de Innocent Himbaza, récit recueilli par Joël Reymond, s.l., A compte d’auteur, 2018, 208 p. A commander ici.