Dans le cadre de l’ONG Terre verte, vous êtes impliqué dans le projet de grande muraille verte qui devrait traverser toute la bande sahélienne de l'océan Atlantique à Djibouti. Comment vous êtes-vous impliqué dans cette démarche « pharaonique » ?
C'est l'Agence de la grande muraille verte à travers sa représentation au Burkina Faso qui nous a contactés. Ses représentants sont venus à plusieurs reprises visiter notre première ferme pilote à Guiè, à 60 kilomètres au nord de Ouagadougou. Ils ont eu le souci d'intégrer nos techniques dans leur dynamique. Récemment, nous avons d'ailleurs intégré un de leurs projets, le projet « Beog Puuto » ou « champs de l’avenir », qui est financé par la Suède.
Vous vous intégrez dans ce projet en créant au Burkina Faso des surfaces entourées de haies, ces bocages sahéliens...
La dynamique de la grande muraille verte, c'est, au départ, l'idée de réaliser un cordon de verdure de 15 kilomètres de large de l'océan Atlantique à l'océan Indien, en traversant tout le Sahel. Contrairement à d'autres pays, l'idée retenue au Burkina Faso, c'est de mener une action plus diffuse : travailler sur des régions plus vastes qu'une simple bande de 15 kilomètres de large. C'est vraiment ce que nous accomplissons avec Terre verte à travers nos 5 fermes pilotes.
L'ONG Terre verte promeut ce que vous appelez le bocage sahélien. En quoi est-ce que cela consiste ?
En fait, c'est une adaptation en milieu sahélien du bocage tel qu’on le connaît en Europe. Le bocage, c'est un paysage qui est caractérisé par un maillage de haies vives. En fait les parcelles, les champs et les prairies sont entourés de haies vives. On trouve ce système d'intégration de la forêt et de l'arbre à l'agriculture et à l'élevage dans certaines régions d'Europe : en Normandie ou dans ma région natale, l’Avesnois dans le nord de la France… On retrouve aussi ce maillage dans certaines régions d'Afrique : dans l'Ouest camerounais et dans le nord du Togo. Ces bocages permettent aux habitants d’une région de s’adapter à un milieu fragile et menacé, pour y survivre.
Vous arrivez au Burkina Faso en 1989. Cette idée du bocage de votre enfance vous vient alors à l'esprit…
Non, pas tout de suite… Je suis parti au Burkina Faso avec un rêve : reverdir le désert, sans savoir du tout comment je le ferais. En fait, c’était un rêve de préadolescent. A 12 ans, j'ai eu cette idée. Entre le moment où j'ai fait ce rêve et le moment où j’ai mis le pied au Sahel, il s'est passé 13 ans. Arrivé sur place à l'âge de 25 ans, j'avais simplement cette idée-là : « Reverdir le Sahel ». Pour moi, il fallait planter des arbres et restaurer les sols. Mais, je ne savais pas comment gérer l'eau, comment s'adapter au climat et comment restaurer la vie dans ces régions désertifiées. Avec le temps, en cherchant au jour le jour, l'idée du bocage est venue. On a vraiment développé cela en 1994-1995.
Durant ces premières années, vous développez une série de techniques agricoles. Quelles sont-elles ?
La première technique, ce fut de créer un cadre nouveau pour l'agriculture. L'aménagement de terres desséchées en bocages. Cet aménagement bocager nous a permis de développer des compétences techniques dans les domaines de l'étude du milieu, de l'arpentage de la nouvelle configuration du terrain, des nouvelles distributions de la propriété. Puis après l'aménagement proprement dit, nous avons réalisé des diguettes et des mares pour la gestion de l’eau. Nous avons aussi installé des clôtures, des haies et des chemins pour accéder aux champs…
Une fois que ce cadre bocager a été instauré, il a fallu le mettre en valeur. Nous avons travaillé sur des techniques de taille des haies, de rotation culturale, et surtout de restauration des sols par le zaï… C’est une technique de culture qui creuse dans le sol des trous d’une trentaine de centimètres de diamètre et de 10 à 15 centimètres de profondeur. On crée ainsi un réceptacle pour l'eau de pluie et pour le compost. Au pied de la plante, on arrive ainsi à localiser l'eau et la nourriture. La plante va pouvoir traverser toutes les périodes de sécheresse, entre des pluies qui tardent à venir, et résister au sec. Quand il pleut, l'eau va s'infiltrer et les racines vont pouvoir descendre en profondeur. Au moment où une nouvelle sécheresse arrive, les racines bien ancrées vont résister à la sécheresse. On arrive donc à des résultats spectaculaires en termes de rendement.
Par rapport à l'agriculture traditionnelle burkinabè, vous diriez… 2, 3, 4 fois plus ?
L’augmentation de la production peut aller de 50 à 150 pour cent. Ça dépend de la manière de faire, si on intègre le zaï dans un bocage ou dans une rotation culturale. Mais ce qui est important, c’est qu'on arrive avec la technique du zaï à sécuriser la récolte. En agriculture traditionnelle, les cultures sont sensibles aux aléas climatiques. En cas de sécheresse trop longue, les plantes se dessèchent et meurent. Ça permet en fait de garantir la récolte aux paysans.
Aujourd'hui, voilà 30 ans que vous avez lancé l’ONG Terre verte, quel bilan tirez-vous de ce temps que vous avez consacré aux paysans de Guiè et aux paysans du Burkina Faso ?
Aujourd'hui, l’ONG Terre verte gère 5 fermes pilotes, avec autour de chacune plusieurs villages. Par ailleurs, il y a beaucoup de jeunes – et même certains qui ont fait des études universitaires – qui se sont associés à notre projet et qui sont responsables de ces fermes. Une relève est là. Des gens se passionnent pour cette question. Ils ont compris que c'est important pour le Sahel et pour leur pays. Cette dynamique me dépasse et me réjouit beaucoup. C'est important de savoir que le travail que j’ai entamé voilà plus de 30 ans ne disparaîtra pas avec moi !
L’ONG Terre verte est laïque, mais vous-même, vous êtes chrétien. Qu'est-ce que cet engagement vous a apporté dans ce temps passé aux côtés des paysans burkinabés ?
Ma foi évangélique a été en fait le carburant de mon engagement. Quand on est chrétien, on se rend compte qu’on n'a pas à se soucier de toutes les choses de la vie, qu'il faut aller à l'essentiel. De toute façon, on ne restera pas sur cette terre indéfiniment, donc ce qu'on va vivre est très important.
Concrètement, si on peut risquer le terme, vous en avez parfois « bavé »…
C'était difficile au départ, mais en même temps ce furent des années merveilleuses ! Parfois, je regrette un peu ces premières années, parce qu’on n'avait pas tous les soucis administratifs d’aujourd'hui. On était beaucoup plus accroché à la terre. On vivait au village. C'était quelque part la belle vie, la belle époque, bien que c'était difficile, parce qu'on n'avait pas toujours les moyens qu'on désirait avoir.
Nous nous posions aussi des questions par rapport à la pertinence de ce que nous faisions. Tant que les choses ne sont pas bien établies, on tâtonne. Vraiment la foi chrétienne a été un carburant pour toutes ces années de recherche et pour les années suivantes où il a fallu vraiment se battre pour faire grandir tout ce que nous avons mis en place.
Vous vous êtes marié en 1992 à Marthe, une Burkinabè, que vous avez rencontrée en France avant de partir au Burkina Faso. Vous avez choisi comme devise pour votre mariage ce verset du Nouveau Testament : « Cherchez d'abord le royaume de Dieu » (Matthieu 6.33). En quoi cette devise a-t-elle joué un rôle fondamental dans votre couple ?
Nous avons vécu notre engagement sans nous soucier constamment du lendemain. Nous cherchons la présence de Dieu et sa direction dans tout ce que nous faisons. Mon épouse s’est assez rapidement occupée de la protection de l'enfance en difficulté.
Elle avait fait des études d’assistante sociale en France. A son retour au Burkina, elle a choisi de ne pas entrer dans la fonction publique, mais de me rejoindre dans la ferme que j'avais lancée. Très rapidement, elle s'est rendu compte des difficultés que rencontraient les femmes et des difficultés des enfants malnutris, et parfois abandonnés pour des questions de coutume, de naissance hors cadre…
Au travers de la ferme pilote à Guiè, vous vous êtes inscrits dans cette dynamique de recherche du royaume de Dieu et de la justice en faveur des paysans burkinabés…
Oui, nous avons aussi développé par la suite un programme d’éducation et de santé publique… En fait, une des idées qui a motivé l’ensemble de notre activité, ce fut de rendre la ruralité attractive. Les gens qui vivent dans les campagnes ne doivent pas se sentir dépourvus et abandonnés. Ils doivent trouver ce dont ils ont besoin en matière d'éducation, de santé et bien sûr de développement et d'agriculture.
Y-a-t-il une autre dimension de votre foi chrétienne qui s'est révélée fondamentale ?
Oui, le fait de vraiment chercher toujours le plan de Dieu, non seulement dans nos vies mais aussi pour l'humanité. Si on écoute aujourd’hui une demi-heure d'informations, on va vite être découragés par beaucoup de choses négatives : les guerres, les pollutions, la dégradation de l'environnement, les difficultés sociales, l’avortement… Mais Dieu a toujours son plan pour l'humanité. Chercher à y contribuer et à s'y associer, c'est vraiment important !
Cette inscription personnelle dans le plan de Dieu, doit-elle revêtir une dimension écologique forte ?
Oui, c'est très important. La question écologique est cruciale pour l'humanité aujourd'hui… Surtout au Sahel. Il y a des régions là-bas qui se transforment progressivement en véritable désert. Quand il y a un désert, il n’y a presque plus d'humanité. C'est une question de survie très importante. Il y a dans le Sahel des régions qui aujourd'hui sont très populeuses. Il est donc très important de les préserver, de les améliorer, de les restaurer et d'en faire des milieux qui soient viables.
Propos recueillis par Serge Carrel
Pour aller plus loin dans la découverte du parcours de Henri Girard et de l’ONG Terre verte : Frédéric Baudin, Wégoubri, un bocage sahélien entretiens avec Henri Girard, Aix-en-Provence, CEM, 2017, 208 p.