Il y a une année, le sociologue français Frédéric de Coninck a publié « Crises locales ou effondrement global ? Chrétiens dans un monde lézardé ». Il décrit les conséquences et les perspectives liées au réchauffement de notre planète. Mais, chrétien engagé dans une Eglise mennonite, il montre également comment cette situation donne à nos Eglises une excellente occasion de se remettre en question et de développer une présence évangélique vivante.
Vivre – Quels défis attendent notre société, en lien avec la crise climatique qui nous est annoncée ?
Frédéric de Coninck – Il faudra tôt ou tard – et autant que ce soit le plus tôt possible – changer de logiciel, changer de manière de raisonner, revoir nos priorités, ce à quoi nous attachons de l'importance, ce à quoi nous donnons de la valeur. Nous allons au devant de crises majeures : des crises matérielles qui engendreront des crises sociales, des interrogations radicales sur le sens de la vie personnelle et collective.
Vivre – Comment, d’après vous, les Eglises ont-elles globalement traversé la crise sanitaire causée par le Covid ?
F. de Coninck – Tout le monde a pris conscience de notre vulnérabilité, face à un événement plutôt localisé. Cette vulnérabilité est une bonne occasion d’arrêter de penser que nous pouvons dominer les éléments, d’arrêter de mettre la nature et les autres en coupe réglée. Cette vulnérabilité peut nous ouvrir aux autres et à Dieu ou, au contraire, nous conduire à nous enfermer, un peu plus, dans nos fausses forteresses. Je n'ai pas beaucoup entendu les Eglises sur ce thème. D’une manière générale, la crise les a plutôt interrogées à propos de la volatilité de leurs membres. C'est aussi une des questions qui émerge de la crise : comment sommes-nous liés les uns avec les autres ?
Vivre – Vous expliquez que la crise climatique nous obligera à trouver des solutions au niveau local, grâce à des « petits collectifs de proximité », plutôt qu’auprès des gouvernements de nos pays. Pourquoi cela ?
F. de Coninck – Les politiques publiques sont utiles et même décisives. Mais elles produiront peu d'effet si elles ne sont pas relayées au niveau local, si des collectifs ne mettent pas en œuvre de nouvelles manières de vivre.
A tous les niveaux, il y a d’énormes résistances à la mise en œuvre des politiques écologiques, parce que beaucoup d'acteurs, dans la société, pensent qu'ils ont beaucoup à perdre avec de telles mesures politiques. Il faut donc être capables de montrer que ces politiques, dans leur diversité, peuvent se vivre d'une manière joyeuse et motivante. Et cela se construit dans la proximité, entre des personnes qui se connaissent et qui se font confiance.
Vivre – Vous parlez de « petits collectifs de proximité ». Concrètement, de quels genres d’entités parlez-vous ? Pourquoi les Eglises vous semblent-elles faire partie de ces petits collectifs ?
F. de Coninck – Il existe, aujourd'hui, de nombreuses entités qui essayent de mettre en œuvre la transition écologique. Toutes misent sur le ressort d'une dynamique collective, d'un renforcement de l'action de l'un par l'action de l'autre. Voici quelques exemples :
• les systèmes d'entraide locaux qui permettent de mieux tirer parti des ressources locales et des compétences de personnes proches ;
• les associations de soutien à l'usage du vélo qui donnent des conseils sur les itinéraires favorables à la bicyclette, qui apprennent à réparer les vélos, qui permettent des échanges d'expérience ;
• la mise en réseau d'agriculteurs qui pratiquent l'agriculture biologique ou raisonnée, ce qui leur permet de sortir de leur isolement et facilite leurs débouchés ;
• les systèmes de covoiturage au quotidien qui fonctionnent bien à condition que les personnes discutent et s'habituent les unes aux autres.
La caractéristique de ces collectifs est d’associer des convictions partagées et leur mise en action concrète. Cela ne ressemble-t-il pas à ce que devrait être une Eglise ?
Vivre – Comment voyez-vous le rôle des Eglises locales parmi ces « petits collectifs » ?
F. de Coninck – Aujourd'hui, les Eglises sont plutôt timides dans ce domaine. Beaucoup de chrétiens n'ont pas pris la mesure des implications qui nous attendent, à cause du changement climatique et de la dégradation de l'environnement. Pourtant, ces implications sont là et se chiffrent d'ores et déjà en milliers de morts – via, par exemple, la pollution atmosphérique.
Pour amorcer les changements de pratiques auxquels nous devrons de toute manière nous résoudre, il est utile de ne pas céder au culte de Mammon, et de prendre conscience que notre valeur ne se résume pas à nos possessions matérielles. Si nous sommes convaincus que Dieu nous fait grâce, nous serons un peu moins en quête de l'approbation des autres, et nous serons prêts à adopter des comportements moins conformistes. De ce point de vue, les Eglises pourraient – elle devraient – être une ressource majeure pour retrouver un usage moins brutal de la création.
Vivre – Pour une Eglise locale, qu’est-ce qu’être témoin du Christ en période de crise climatique ?
F. de Coninck – Par exemple, c’est apprendre à regarder les lys des champs et les oiseaux du ciel. Il s’agit de discerner, au travers des processus naturels, une autre manière de faire que celle de l'optimisation financière et technique. Il s’agit de retrouver la marque de la générosité de Dieu dans tout ce qu'il fait. Si nous écoutons la parole du Christ, et si nous la mettons en pratique, nous serons collectivement comme une maison sur le roc au milieu des tempêtes. Mais si nous ne mettons pas la parole en pratique, nous ne serons que sable.
Vivre – Quelles fragilités, quels obstacles les Eglises pourraient-elles rencontrer ?
F. de Coninck – Nous ne sommes pas exempts des œillères qui entravent la vue et le discernement de nos contemporains. Beaucoup de chrétiens pensent que le mode de vie que nous menons devrait pouvoir continuer indéfiniment. Ils n'imaginent pas une autre vie. La croyance dans les vertus de la croissance reste ultra-majoritaire. Pourtant le mode de croissance que nous suivons nous empoisonne d'ores et déjà.
Les personnes qui vivent dans des sociétés riches sont souvent malheureuses. Elles connaissent le burn-out, les troubles anxieux, la solitude, etc. Les sociétés riches engendrent des frustration – « J'aimerais avoir plus ! » – et de l’anxiété – « Je risque de perdre ce que j'ai ! » Par ailleurs, le développement économique et technique nous isole les uns des autres. Il ne s'agit pas de faire l'apologie de la misère. Mais nous n'avons pas besoin d'avoir autant de ressources à notre disposition. Disons que cela nous ferait même du bien d'en avoir moins. Le risque est que nous nous conformions de trop près au « siècle présent ».
Vivre – Comment les Eglises devraient-elles penser leur présence et leur témoignage dans une société touchée par la crise climatique ?
F. de Coninck – Les Eglises devraient se demander : « Quelle est la bonne nouvelle à annoncer, et qui fait sens, concrètement, pour les myriades de personne qui s'interrogent sur le sens de ce qu'elles vivent et le sens de l'avenir qui nous attend ? En quoi le Salut – avec un grand S – me conduit-il à traverser ce monde d'une manière différente ? En quoi me pousse-t-il à trouver des voies de salut – avec un petit s ? »
Vivre – L’ingénieur français Jean-Marc Jancovici explique que nous serons contraints de nous mettre à la sobriété, qu’il définit comme une pauvreté organisée. Que peuvent apporter les Eglises, alors que les perspectives sont aussi décourageantes ?
F. de Coninck – Pour être complet, Jean-Marc Jancovici, comme d'autres experts, mise sur trois piliers plus ou moins égaux : le gain en efficacité par l'innovation technique, le développement des énergies renouvelables et la sobriété. Et une telle sobriété – relative – est une bonne nouvelle, non une réalité décourageante !
« Si ton œil est ‘en bon état’ (littéralement : ‘simple’), tout ton corps sera éclairé » (Mt 6.22), dit Jésus dans le Sermon sur la Montagne. Et dans ce même discours, Jésus explique que la bonne manière de nous occuper de notre corps et de notre vie, c’est de sortir de l'obsession de la possession. Si nous commençons à penser un peu plus à la qualité de la vie, et moins à la quantité de nos possessions, alors nous irons mieux. Est-ce que les Eglises auront la lucidité et le courage d'en revenir à ce qui est, quand même, un point important de la prédication de Jésus ?
Vivre – Vous rappelez qu’une partie de la réponse à la crise climatique passe par la justice et le respect. En quoi cela concerne-t-il nos vies ?
F. de Coninck – Une des difficultés est d'avancer de concert sur ces questions, et de ne pas souffler sur les braises de la division sociale. On n'arrivera à rien si on monte les groupes sociaux les uns contre les autres. Dans le domaine du climat, en dehors des personnes très pauvres, tout le monde a quelque chose à faire. Il faut donc réapprendre à discuter les uns avec les autres et à voir ce qui est à la portée de chacun. Et cela concerne aussi bien l'état, que les entreprises et le citoyen de base.
Or, pour l'instant, chacun tire excuse de la passivité des autres pour ne pas avancer. Il faudrait inverser la dynamique et cela nous concerne tous : si un groupe – et pourquoi pas une Eglise ou un réseau d'Eglise – montre qu'une autre manière de vivre est possible, cela fera pression sur les autres. Quand on se mobilise, notre action a un double effet : un effet direct, sans doute assez modeste, et un effet de levier qui peut être très puissant. Combien de personnes allons nous convaincre de se mettre en marche à leur tour ? C'est là la question. L'autre option est que chacun s'enferme dans son égoïsme. C'est cela que j'appelle l'injustice.
« Tendances, Espérance, un regard protestant sur l'évolution de la société », le blog de Frédéric de Coninck : https://societeesperance.home.blog