Vous parlez de la violence de la sexualité et de la nécessite de contrôler cette violence. Qu'entendez-vous par là ?
La sexualité est portée par ce que l'on appelle une « pulsion ». Si elle n'est pas encadrée, et donc contrôlée, cette pulsion peut s'exprimer de manière très violente. Dans ce cas, la sexualité peut devenir le symbole d’autres chose. Prenez l'exemple des viols de guerre ou des esclaves sexuelles de Daech. Dans de telles situations, la pulsion sexuelle s'exprime par une violence qui nie l'objectif physiologique primaire de la sexualité, à savoir la reproduction.
Depuis des milliers d’années, la sexualité est le théâtre de la domination masculine sur la femme. La civilisation européenne judéo-chrétienne a compris qu'il fallait lui donner un cadre. Le christianisme donne la possibilité de trouver, dans la foi, une forme de sublimation de cette violence innée.
En tant que sexologue, comment comprenez-vous, dans la Bible, le rapport au corps et au plaisir ?
A part un ouvrage du pape Jean-Paul II intitulé « Théologie du corps », je ne connais pas de réflexions théologiques bibliques du corps. Cependant, dans la Bible, il me semble pouvoir discerner trois pistes :
1. La complémentarité entre les corps masculin et féminin. Dans le premier chapitre de la Genèse, avant l’irruption du péché, nous pouvons voir que cette complémentarité est source de plaisir. Il en est de même du Cantique des cantiques qui est véritablement un livre érotique.
2. La pudeur et, par extension, le sentiment de honte. Il est une conséquence du péché. Les premiers humains ont reçu la « connaissance », mais à quel prix ! La prise de conscience a immédiatement conduit le premier couple à se couvrir les parties intimes. C’était comme si l’autre ne représentait plus un complément, mais un concurrent dont il fallait se méfier.
3. Le corps, temple du Saint-Esprit. Le corps est une enveloppe dont nous avons à prendre soin. J'ai l'impression – mais je suis prudent en le disant – que le corps demeure un handicap et une charge pour bon nombre de chrétiens, plutôt qu’une bénédiction dont il est possible de tirer une jouissance. Il est vrai que le corps, avec ses pulsions qui nous submergent parfois, peut être vécu comme une menace contre la spiritualité. En cela, il me semble que le christianisme vit dans une terrible tension entre le plaisir que procure le corps et la méfiance que ce plaisir suscite. Cela donne l’impression que seul le plaisir spirituel compte.
Lorsque vous parlez d'interdit sexuel préconjugal, de quoi parlez-vous exactement ?
Je me suis rendu compte que l’expression « interdit sexuel préconjugal » surprend pas mal de couples et engendre un malaise chez certains. Mais de quoi parlons nous ?
Prenons l’exemple d’une Eglise dans laquelle deux jeunes sont pointés du doigt à cause de leurs exercices érotiques considérés comme « prématurés ». Le jugement est accompagné d’une justification du genre : « Cela est péché aux yeux de Dieu ». Un interdit a été transgressé parce que, selon un dogme de cette Eglise, toute relation sexuelle hors mariage est péché.
La majorité des couples que j’ai interrogés avaient conscience de transgresser quelque chose. Certains couples ont pensé que l’interdit ne les concernait pas. Ils n’ont pas cherché à se justifier : l’envie, le plaisir partagé, l’excitation de la découverte ont pris le pas sur tout le reste.
Qu’est-ce que « faire couple » ?
Une partie de mon ministère me permet de rencontrer des élèves de 13 à 16 ans. En les observant, je me rends compte que la notion du couple a évolué. Par exemple, des jeunes de 16 ans indiquent sur Facebook qu’ils sont « en couple ».
Mais, en tant que sexologue, je dirais que deux personnes forment un couple après six mois de cohabitation continue. Sinon, je préfère parler de liaison. Faire couple ne se résume pas à se donner la main et à s’embrasser. Faire couple contient une notion d'engagement, un projet, un désir de construire quelque chose.
Dans votre travail de diplôme, vous définissez le rapport sexuel. Pourquoi cela est-il nécessaire ?
Dans notre société, l'image a pris le dessus sur la parole dans beaucoup de domaines. Il me semble donc nécessaire de préciser régulièrement de quoi on parle. Ainsi, dans mon étude, je devais distinguer entre différents groupes :
- les couples qui se sont abstenu de toutes caresses, jusqu’au mariage ;
- les couples qui ont eu des rapports sexuels consentis, avec pénétration ;
- les couples qui, dans une situation intermédiaire, voulaient respecter ce qui leur avait été enseigné, mais qui se sont donnée la liberté de vivre une jouissance commune, sans pénétration.
Comment définir le rapport sexuel ? La pénétration ? La jouissance ? Les deux ? Il me semble important de clarifier les choses, surtout pour les chrétiens. En effet, lorsqu’on prétend que le rapport sexuel avant le mariage est péché, il est important de savoir de quoi on parle.
L’interdit sexuel préconjugal semble avoir des influences positives, et d’autres négatives, sur l’épanouissement sexuel d'un couple. Comment cela se fait-il ?
Ce ne sont pas les seules influences que nous avons pu découvrir. Mais, dans notre étude, la découverte la plus significative a été que les couples qui attendent le mariage avant d’exercer une activité érotique et sexuelle ont besoin d’une période d’adaptation beaucoup plus longue que les autres.
Parmi les 45 couples interrogés, l’un d’entre eux a vécu de réelles difficultés au niveau de cet apprentissage. Une fréquentation et un temps de fiançailles relativement long ont modifié leur relation. Ils sont devenus comme des frères et sœurs et ont perdu l'attirance l’un pour l’autre.
Les couples qui ont accepté et vécu une jouissance sans pénétration, ou encore ceux qui ont décidé de « transgresser », ont ressenti moins de pression. Cela leur a permis de se découvrir de manière plus naturelle.
Vous dénoncez un discours qui promet une sexualité plus épanouie à condition que le couple soit « resté pur » avant le mariage. Pourquoi cela ?
Est-ce le rôle d'un pasteur, ou de quelqu’un d’autre, de faire de telles promesses ? Il n’est pas possible de promettre quoi que ce soit, concernant le succès d'une entreprise érotique et sexuelle, sous condition d'obéissance à une soi-disant promesse !
Ce genre de discours fait croire aux jeunes que l’obéissance, à elle seule, garantit le succès des rapports sexuels qui adviendront plus tard. Mais cela est complément aberrant. Et, en plus, c’est contraire au message de la grâce, et donc de l’absence de mérites. Le plaisir et l’épanouissement érotique ne découlent pas d’un quelconque mérite.
Pourquoi les personnes qui accompagnent des jeunes autour du sujet de la sexualité devraient-ils commencer par faire un bilan de leur propre rapport à la sexualité ?
Permettez-moi de faire un raccourci. Trop souvent, un pasteur sexuellement frustré tend à projeter sa frustration sur autrui. Il s’agit d’un processus inconscient, mais qui peut avoir des conséquences néfastes. Il est donc important de pouvoir s’interroger à propos de son vécu et de sa satisfaction érotique dans son couple. Ce n’est pas parce que on ne vit plus beaucoup de jouissances dans son couple que les autres n’y auraient pas droit !
Mais je répète qu’il s’agit d’un raccourci. Ce que je veux dire, c'est qu’un pasteur devrait avoir un lieu pour dire et travailler ces questions-là. Ainsi, il ne permettrait pas à ses frustrations d’interférer sur son ministère.
Vous dites que l’accompagnement d'un jeune couple jusqu’au mariage doit comporter une « écoute attentive et non jugeante ». Voulez-vous que les pasteurs relativisent « la vérité » ?
De quelle « vérité » parlons-nous ? Des relations sexuelles avant le mariage ? Lorsqu’une femme et un homme s’engagent ensemble, qu’aucun d’entre eux n’est déjà engagé envers quelqu’un d’autre, qu’ils sont consentants, voire fiancé, alors la Bible ne dit rien à leur sujet. Ainsi, lorsqu’un couple décide d’attendre le mariage avant d’avoir des relations sexuelles, il ne le fait pas au nom de la Bible, mais plutôt parce qu’il y voit de la sagesse et du bon sens.
Par exemple, le fait de stigmatiser un jeune couple de fiancés qui ont passé à l'acte risque de faire peser sur eux une charge émotionnelle très négative. Ils vont rattacher un sentiment négatif de culpabilité à l'acte sexuel lui-même. Plus tard, une fois ce couple marié, cela peut avoir des conséquences très dommageables concernant l’accès à la jouissance.
De plus, soyons honnêtes lorsque nous parlons de virginité ! Un jeune homme qui n’a jamais eu de relations sexuelles, mais qui se masturbe depuis ses 13 ans, arrive-t-il vierge au mariage ? Certainement pas !
Je conseillerais aux pasteurs qui désirent prôner l'abstinence avant le mariage de trouver des arguments autres que moraux. Accompagnez-les sans les juger, et ils découvriront seuls ce qui est bon. Aidez-les à réfléchir au sens de la sexualité et de l'érotisme ; à quoi ça sert d'attendre ou de ne pas attendre ?
On peut aussi leur proposer d'autres expériences jouissives, davantage acceptées et valorisées. Rappelons qu’un orgasme est un instant de lâcher prise, proche d'une transe. Des pères de l’Eglise, comme Saint-Antoine, ont été tentés par des rêves érotiques. Ils ont trouvé leur chemin dans une sublimation purement spirituelle. Dans nos Eglises, si nous voulons éviter que la jouissance passe exagérément par tout ce qui est érotique, alors faisons la fête, louons, chantons, crions Dieu jusqu'à ce que la transe nous envahisse !
Ce qui est compliqué, en matière de sexualité, c’est qu’il est impossible de la gérer à la manière de Marmition.org. Il n’existe pas de recettes qui marchent à tous les coups.
(1) André Letzel, « L’interdit sexuel préconjugal et son influence sur l’apprentissage de la fonction érotique du couple. La tentation de la jouissance », Diplôme d’études appliquées, sexologie et santé publique, Institut de sexologie de Paris, 2017. Le texte reprend quelques portions de ce document de plus de 100 pages.
(2) Vivre, journal de la FREE, numéro 5, septembre-octobre 2017.