Pour caractériser la manière dont le canton de Vaud traite les différentes communautés religieuses, vous parlez d’« asymétrie ». Pourquoi ?
Dans de nombreux cantons suisses, y compris dans le canton de Vaud, ce ne sont que les Eglises reconnues qui sont financées. Chaque musulman, chaque bouddhiste, chaque bahaï, chaque athée doit au final participer au financement de communautés religieuses qu’il ne fréquente pas.
A propos de tout octroi de subventions, l’Etat, qui est censé être neutre et indépendant en matière religieuse, doit justifier son choix auprès des citoyens. Lorsque l’Etat justifie cet octroi de subventions aux Eglises reconnues, il affirme qu’il y a un passé commun, une histoire commune et un contexte culturellement chrétien. Pour moi, une telle légitimation se tient.
Lorsque l'Etat justifie cet octroi de subventions en disant que c'est parce qu'il y a des prestations d’utilité commune qui sont apportées, alors il faut relever qu’un tel apport n'est pas effectué uniquement par les Eglises reconnues. Il y a d'autres communautés religieuses qui promeuvent des projets sociaux, des animations culturelles ou qui effectuent de la formation. Les communautés musulmanes apportent, par exemple, beaucoup dans le domaine de la formation. Elles disent qu’il faut que les musulmans se forment au travers de cours afin d'être intégrés. Ces communautés apprennent aux enfants musulmans à faire du ski ou de la natation. Ce travail de formation profite à l'entier de la société. Ce faisant, l'Etat crée des « asymétries » entre ces associations musulmanes et les Eglises reconnues de droit public, alors que ces deux types de communautés offrent de la formation, du travail social ou des animations culturelles.
S'agit-il là d'une discrimination ?
A mon sens, il s'agit d'une discrimination indirecte ou d’une discrimination cachée. Elle est indirecte puisque l'Etat ne le souhaite pas, mais le système en lui-même véhicule une discrimination cachée, parce qu'il considère comme supérieures les prestations culturelles ou sociales apportées par les Eglises reconnues et qu’il ignore les prestations d’utilité commune apportées par les communautés non reconnues. Ce n'est pas une discrimination forte, mais le système véhicule cette tendance à la discrimination.
Diriez-vous la même chose à propos des Eglises évangéliques ?
Oui, tout à fait. Les Eglises évangéliques sont aussi concernées par cela, comme toutes les communautés religieuses qui ne sont pas reconnues. Très actives sur le terrain social ou culturel, ainsi que sur le terrain de la formation, les Eglises évangéliques enseignent aussi des valeurs chrétiennes. Quelle est la différence entre l’Eglise réformée et une Eglise évangélique à ce niveau-là ? La seule différence, c'est que les Eglises réformée ou catholique romaine sont reconnues et les autres ne le sont pas. Il y a donc deux poids deux mesures.
Dans le canton de Vaud, comment serait-il possible de sortir de cette inégalité de traitement ?
Le canton de Vaud dispose de son propre système et les Vaudois sont très convaincus de sa pertinence. Depuis la nouvelle Constitution de 2003, ils essaient d'ouvrir cette reconnaissance de droit public et proposent une « petite reconnaissance ». Cette reconnaissance d'intérêt public exige un catalogue de critères qui demandent de faire ceci ou cela, et les communautés religieuses doivent faire en sorte de correspondre à ces critères pour être reconnues. Qu'apporte concrètement cette « petite reconnaissance » à ces communautés religieuses ? Peu de choses, somme toute ! Ces communautés ne seront pas pour autant soutenues de la même manière que les deux Eglises reconnues.
De plus, c'est un processus très difficile. Du point de vue politique, il est complètement ouvert. Il y a une offre, mais elle est presque verrouillée. Lorsque des Eglises évangéliques ou des communautés musulmanes se présenteront devant le peuple avec la loi qui leur est propre, elles pourront à tout moment être recalées dans les urnes par un référendum.
Peut-être que des Eglises évangéliques parviendront à surmonter cet écueil, mais nullement les communautés musulmanes. La loi qui les concerne sera refusée et il n'y aura pas de reconnaissance d’intérêt public pour elles. Les communautés musulmanes pourront faire tout ce qu'elles veulent, mais, si leur reconnaissance doit passer devant le peuple, elles ne parviendront pas à obtenir la reconnaissance dans quelque canton suisse que ce soit.
Etes-vous vraiment convaincu de cela ?
Oui. Peut-être que dans 20 ou 30 ans cela changera. Mais actuellement cela ne me paraît pas possible, et ce dans aucun canton.
Le canton de Vaud et plusieurs autres cantons affirment que la reconnaissance est le seul chemin pour qu'une communauté religieuse ait des contacts avec l'Etat. Il est intéressant ici de noter que ces critères de reconnaissance que les cantons promeuvent sont en lien avec un modèle d’Eglise qui correspond au système des Eglises réformées. Dans le canton de Vaud, une communauté religieuse qui souhaite être reconnue doit correspondre aux critères que l'on a mis en place il y a une centaine d'années. Les autorités ont considéré ces critères et ont décidé que toutes les communautés religieuses devaient s'y soumettre. Elles doivent être des « copies conformes » du modèle réformé pour être reconnues, que ces communautés soient musulmanes, bouddhistes ou hindoues.
Qu'entendez-vous par le terme de « copie » ?
Il s'agit d’abord d’être une « copie » au niveau de la structure. De nombreuses Eglises évangéliques ne correspondent pas non plus à ce modèle. Elles ne sont pas organisées de manière hiérarchique et démocratique comme l'Eglise réformée. L'Eglise catholique elle-même a dû opérer cette mutation en constituant dans le canton de Vaud, par exemple, une fédération des paroisses catholiques.
Comment voyez-vous l'avenir de ce processus de reconnaissance dans le canton de Vaud au vu du peu d'enthousiasme que vous portez à la « petite reconnaissance » ?
Cette « petite reconnaissance » peut avoir un avenir dans le canton de Vaud, si elle constitue une sorte d’étape intermédiaire avant la « grande reconnaissance », la reconnaissance de droit public.
Dans votre thèse, vous valorisez l’idée de créer dans les cantons suisses un « fonds » qui financerait les activités d’intérêt commun des communautés religieuses. Serait-ce pertinent de reprendre cette idée dans le canton de Vaud ?
Le canton de Vaud souhaite mener à terme sa démarche de reconnaissance et, pour l’instant, il n’y a aucune place pour un tel modèle de relations « Eglises-Etat ».
Et que penser du modèle qui propose de déduire de la déclaration d’impôts les dons effectués aux communautés religieuses par les particuliers ?
On pourrait imaginer que l'Etat dresse une liste des communautés religieuses au bénéfice d'une telle déductibilité. Ce serait une sorte de reconnaissance symbolique, qui devrait être écrite dans une loi concernant les impôts. Cette possibilité serait aussi très intéressante dans tous les cantons suisses.
Propos recueillis par Serge Carrel