« 100% compatible », un conte de Noël de Gilles Geiser

Gilles Geiser dimanche 24 décembre 2017 icon-comments 1

Gilles Geiser, pasteur dans l’Eglise évangélique de Châble-Croix à Aigle (FREE), écrit régulièrement des contes de Noël. Il nous propose ici un conte contemporain, qui pointe sur le sens profond de la fête.

20 décembre 2012

—   Plus que quelques jours… c’est ça, docteur ?
—   C’est ça !

Quelques jours pour trouver un donneur. Ces mots résonnaient dans ma tête. En boucle. Quelques jours pour trouver un donneur. Une espèce de contre-la-montre… sauf que la montre, là, c’était ma vie.

On avait déjà regardé dans ma famille proche. Ma sœur n’était pas prête à donner son rein. Elle était porteuse de la même maladie que moi, même si elle ne s’était pas encore déclarée. Elle avait deux enfants en bas âge… Bref, je la comprenais. Une de mes cousines, par contre, s’était proposée. Ça fait bizarre, quand même, de penser qu’une personne qu’on ne connaît pas très bien (on se voit une fois par année, à la rencontre des cousins, t’imagines…), est prête à donner un de ses organes, à se priver de quelque chose de quasi vital, pour que je reste en vie, moi.

C’était un sentiment partagé dans mon cœur, parce que je savais que j’en avais besoin. Je ne pouvais décemment pas refuser… et en même temps, ça me gênait d’être redevable. Ça gêne de recevoir tant, de la part de quelqu’un qui ne nous doit rien. Pas si simple d’accepter ; pas si simple de recevoir, quand on n’a rien fait pour le mériter.

C’était une des premières fois de ma vie que je me retrouvais dans une telle situation de faiblesse ; on ne peut pas dire que j’ai aimé ! Et en même temps, c’était la réalité : j’avais besoin d’un rein ! Si je n’en trouvais pas, ma femme perdrait un mari, ma mère un fils, mes enfants un père, et moi la vie. Du coup, j’avais appelé ma cousine, lui avais dit combien j’étais gêné, et en même temps reconnaissant. Tellement reconnaissant !

On a choisi un jour, on a fait l’opération… Ça semblait aller comme sur des roulettes, sauf que la greffe n’a pas pris. Les médecins m’ont certainement bien expliqué, je n’ai clairement rien compris. Il y a des moments où on n’a pas besoin d’explications. C’est pas le moment. La science a besoin d’une explication ; le malade, lui, a besoin d’une présence. Bref, j’arrête de m’apitoyer sur mon sort, désolé. Ce dont je me souviens, c’est que, pour une raison x ou y, la greffe n’avait pas pris. Ça, c’était clair. On n’était pas à 100 % compatibles… Le risque que « ça ne prenne pas » était minime pourtant, du style une chance sur dix mille. Pas de bol. Pour une fois que j’étais gagnant !

Ma cousine avait perdu un rein, à cause de moi. Et moi, je n’avais rien gagné du tout. Ce n’est pas elle qui avait fait faux, ni moi… c’était juste mon corps à moi qui avait rejeté une partie de son corps à elle. Depuis cette opération, je n’avais pas retrouvé de rein, ni de donneur. Raison pour laquelle, ce matin-là, lors de la visite médicale, j’ai osé le :
—   Plus que quelques jours… c’est ça, docteur ?
—   C’est ça !

En désespoir de cause, j’ai écrit un mail que j’ai envoyé à tous mes contacts, publié un selfie sur Facebook : « Trois jours pour trouver un donneur ». Il a été liké des milliers de fois, partagé des centaines de fois. Moi qui ne suis pas croyant, j’ai prié pour que ça marche, prié pour que ça prenne. Et ça a pris… ça a marché !

En quelques jours, on a trouvé un donneur. Un donneur 100% compatible, un donneur anonyme. L’opération s’est bien déroulée, le 15 décembre (joli cadeau de Noël avec dix jours d’avance !), la greffe a fonctionné. Je suis vivant, encore aujourd’hui. Je suis sauvé. Ça n’a pas de prix. Je vais voir mes enfants grandir. Je vais passer l’année ! Je dois la vie à quelqu’un que je ne connais pas… c’est un peu étrange, mais c’est comme ça. Ça donne envie d’être reconnaissant à chaque instant. Du coup, aujourd’hui, je me suis promis d’inviter ma cousine, avec sa famille, à tous les Noëls de ma vie ! J’espère qu’elle pourra déjà venir cette année…

 

21 décembre 2017, tard, très tard, dans la nuit

Ce soir, il a bien fallu deux décis de Martini et trois verres de Chianti pour que j’ose – enfin ! – lui poser « ma question ». La question qui me taraude depuis cinq ans ; la question qui restait en suspens ces cinq derniers Noël. C’était ce soir ou jamais, je le sentais. Il fallait que je me lance…

Alors je me suis lancé, comme ça, direct, en plein milieu de nulle part, en plein milieu de repas :

—   Emilie, comment as-tu fait, il y a cinq ans, pour me donner ton rein ? On se connaissait si peu. Je n’étais rien pour toi. Je n’avais rien fait pour toi. Pourquoi as-tu fait ça ?

Silence autour de la table… Faut dire que ma question n’avait aucun lien avec aucun des sujets de conversation de la soirée ! Silence… de cette sorte de silence où tout le monde se dit au fond :

—   C’est bien que ça sorte ! C’est pas du tout dans le cadre, mais c’est bien que ça sorte. C’est le bon moment, là.

Tout le monde a senti, je crois, que cette question, je la portais en moi depuis longtemps. Trop longtemps, même.

—   Pourquoi as-tu fait ça ?

C’est là que j’ai appris ; pour elle, je veux dire. Emilie avait aussi subi une greffe. Pas une greffe de rein, non ! « Une greffe de cœur », qu’elle m’a dit. Une greffe d’amour. J’ai bien compris qu’en parlant du cœur, elle ne parlait pas du muscle qui bat la mesure de nos existences. Elle parlait de cette partie tellement précieuse de nos vies qui sert à ressentir l’amour, à le recevoir et à le redonner plus loin. Cette partie de sa vie tellement meurtrie. Cette partie de nos vies tellement malade.

A cause de son histoire, à cause de son enfance, ou à cause de la vie tout simplement, le cœur d’Emilie avait été déficient, clairement. Plus envie de battre… plus envie de vivre. Plus capable d’aimer ni d’être aimée.

—   J’étais très malade, Christian, m’a-t-elle dit dans un regard long.
—   Ça durait depuis longtemps. Il me fallait un cœur nouveau. Il me fallait un cœur guéri.
—   Et tu as trouvé un donneur ? dis-je, le verre de Chianti aux lèvres et le sourire avec.
—   J’ai cherché longtemps, mais finalement, oui… 
—   …
—   On a tous besoin d’un cœur nouveau, Christian. On a tous besoin d’un cœur guéri, parce qu’on est malade en amour. On a tellement besoin d’être aimé, juste pour qui on est, malgré qui on est, parfois. Juste aimés. En paix, réconciliés. Tu me demandes si j’ai trouvé un donneur… La réponse est oui. Un donneur qui ne me devait rien, mais qui m’a tout donné quand même. Un donneur qui s’est rendu compatible. 100% compatible. Sans cette greffe d’amour, Christian, on meurt.

Jamais on n’avait eu une conversation si profonde. Ni avec elle, ni en famille, ni à Noël. Ça nous faisait du bien à tous, je crois… de parler vrai. De parler foi. Elle a continué en me disant :

—   Noël, c’est l’amour personnel et infini de Dieu qui se rend compatible aux humains. Pour que la greffe prenne. Pour éviter le plus grand nombre de rejets possible. Noël, c’est Dieu qui vient se faire Donneur, en Jésus. Le cœur de Dieu dans un corps d’homme. Son cœur à Lui dans notre peau à nous. Pour qu’on se sache aimés. Pour qu’on se sente aimés. Pour voir la naissance d’une humanité guérie, une humanité greffée. Aimante et aimée…

Ceux qui me connaissent se seraient attendus à une réponse sarcastique de ma part… Mais là, l’envie me manquait. Ce n’était pas le moment, pas le cadre.

—   Cette greffe de cœur, cette greffe d’amour, elle prend à chaque fois que tu ouvres ton cœur au Donneur.

On a arrêté là notre discussion. On a repris le cours de nos conversations. N’empêche que cette dernière phrase ne sort pas de ma tête. Elle tourne en boucle. Elle s’entête… et bizarrement, ça me fait du bien.

La greffe de cœur, elle prend à chaque fois que tu ouvres ton cœur au Donneur.

Joyeux Noël !

Gilles Geiser

Télécharger la version mise en page de ce conte.

1 réaction

  • Steve Emmett dimanche, 07 janvier 2018 12:49

    Très joli et beau conte. Partagé lors de notre Noël en famille. Donne à réfléchir et méditer, interpelle :)
    Merci Gilles, tu es inspiré et inspirant.
    Blessings
    Steve

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