Texte biblique
Supposons ceci : l’un d’entre vous a un serviteur qui laboure ou qui garde les troupeaux. Lorsqu’il le voit revenir des champs, est-ce qu’il va lui dire : « Viens vite te mettre à table » ? Pas du tout ! Il lui dira plutôt : « Prépare mon repas, puis change de vêtements pour me servir pendant que je mange et bois ; après quoi tu mangeras et tu boiras à ton tour. » Doit-il remercier son serviteur d’avoir fait ce qui lui était ordonné ?
Il en va de même pour vous. Quand vous aurez fait tout ce qui vous est ordonné, dites : « Nous sommes des serviteurs inutiles ; nous n’avons fait que notre devoir » (Luc 17.7-10).
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Image d’un monde dur, injuste, marqué par la loi du plus riche. Nul besoin d’actualiser, car c’est actuel, permanent. Pire : Jésus n’a pas l’air de s’en indigner. S’en sert-il pour illustrer notre relation avec Dieu ? Nietzsche aurait-il eu raison de qualifier le christianisme de religion d’esclaves ?
Mais cette parabole n’est ni le récit d’un échec, ni celui d’une injustice. C’est celui d’une bonne nouvelle ! Attendez un peu, vous verrez !
Dieu, un patron tyrannique ?
Un patron donne des ordres, son ouvrier les exécute sans discuter. L’un a tous les droits, l’autre un seul : se taire et obéir… Transposons. S’il existe un Dieu Tout-Puissant, créateur de l’univers, à lui l’autorité et à nous l’obéissance. C’est logique ! En tout cas, lorsqu’Adam a voulu inverser les rôles, cela n’a pas vraiment marché !
Où donc se cache la grâce, fondement de l’Evangile, dans ce triste tableau ? Disons en premier lieu que la notion de grâce serait vidée de toute substance si on occultait la souveraineté de Dieu et la dépendance de l’homme.
Tout de même, cette parabole est dure à avaler ! En tout cas, Jésus n’édulcore pas le tableau : bosser toute la journée en plein soleil, puis, à peine rentré, éreinté, dos douloureux, se laver, se changer en vitesse, afin d’être présentable pour servir un succulent repas au maître qui a déjà les pieds sous la table. Travailler, obéir sans récriminer : est-ce cela la glorieuse liberté des enfants de Dieu, la vie en abondance dont parle Jésus (Jn 10.10) ? La souveraineté de Dieu et la liberté humaine seraient-elles irréductiblement antagonistes ?
La souveraineté de Dieu nous protège
Rappelons tout d’abord une évidence : la vraie liberté de l’être humain dépend de la souveraineté de Dieu, face à tant de puissances païennes, occultes, matérialistes ou laïques. Celui qui n’est pas sous l’autorité du Seigneur des seigneurs tombe sous la férule « du prince des puissances mauvaises, pouvoirs, dominateurs des ténèbres d’ici-bas, du prince de la puissance de l’air, cet esprit qui agit maintenant en ceux qui s’opposent à Dieu » (Ep 2.2 et 6.12).
Vous pouvez séculariser le tableau de Paul, il sera tout aussi écrasant : fatalismes, angoisses, dépendances aliénantes, consommation compulsive : Mammon, le « seigneur saint-Fric », nous incite à un « toujours plus » jamais atteint. Inspiré par la sagesse divine, quelqu’un l’a dit plusieurs siècles avant notre ère : « Celui qui aime l’argent n’en a jamais assez, et celui qui aime la richesse n’est jamais satisfait » (Ecc 5.9ss).
Alors quoi ? Faut-il souscrire au tableau cruel de cette parabole ? Jésus, c’est un fait, aime les formules-choc : prédicateur d’exception, il nous heurte.Et c’est fertile, car cela nous force à réfléchir. Diverses traductions récentes ont essayé, à tort, d’adoucir le propos : « serviteurs ordinaires », « quelconques », « simples serviteurs », « sans mérite particulier ». Les récentes révisions de la version Segond sont plus fidèles au texte grec et plus percutantes : « serviteurs inutiles »(1).
« Nous sommes médiocres, nous avons échoué »
Inutiles ! Incapacité ? Zèle activiste stérile ? Nous soupirons devant nos échecs : « Que voulez-vous ? On a fait le maximum possible, mais ça n’a pas marché. L’Ennemi est puissant. Nous sommes si faibles devant le déchaînement du mal ! A la manière du prophète Elie au désert (1R 19.10 ou... Jn 21.4-5). L’obligation de performances dans le domaine professionnel, y compris pour les pasteurs, est une pression destructrice.
Ou, à l’inverse, sommes-nous tièdes et paresseux ? Car nos défections portent à conséquence : des solitudes ne sont pas rejointes, des larmes ne sont pas séchées, des ventres creux ne sont pas nourris, des oreilles n’entendent pas la Bonne Nouvelle (Rm 10.14-15). Quelle misère si, malgré tout et malgré nous, Dieu ne suppléait pas à notre zèle défaillant en suscitant, parmi des non-chrétiens, compassion, courage et engagement ! Souvenez-vous : à ceux qui voulaient faire taire l’acclamation des enfants, Jésus a répondu que « s’ils se taisent, les pierres crieront ! » Je dirais aujourd’hui : « Si les chrétiens se croisent les bras, Dieu aura recours à d’autres bras ».
Comment gérer ce diagnostic déconcertant ? Dans un style plus théologique, l’apôtre Paul écrit aux Philippiens une vérité tout aussi étonnante : « Ainsi donc, mes bien-aimés, travaillez à votre salut avec crainte et tremblement […] Car c’est Dieu qui opère en vous le vouloir et le faire » (Phil 2.12-13, Colombe). N’est-ce pas un peu contradictoire ? Non ! C’est une ouverture vers une obéissance humble et sérieuse, orientée par l’écoute et la prière, dynamisée par le Saint-Esprit.
Venez, car tout est prêt !
Il faut quand même faire face à cette expression troublante : « Serviteurs inutiles ». Elle est peu conforme au message habituel de Jésus. Remarquons que ce n’est pas le patron, mais l’ouvrier qui s’exprime ainsi – il y a deux « vous » dans l’histoire : le patron d’abord, moi ensuite. Inutiles ? Ce n’est ni d’efficacité, ni de mérite qu’il est question ici. Car le Seigneur honore notre fidélité et notre obéissance – mais pas forcément nos performances !
Donc, ce n’est pas mon travail qui est qualifié d’inutile, mais moi. Il s’agit du regard que nous portons sur nous-mêmes et sur nos prétentions devant Dieu. Heureux les pauvres, ceux qui, au lieu de passer à la caisse pour réclamer leur dû – avec une prime pour les « heures sup » – se présentent devant le Seigneur les mains ouvertes et vides, pour qu’il puisse les remplir. Excellente prévention contre le burn-out. Humilité libératrice de celui qui n’a rien à revendiquer, rien à négocier, rien à prouver : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu, et si tu l’as reçu, pourquoi te glorifies-tu comme si cela venait de toi ? » (1Co 4.7).
Quoi que vous ayez fait pour Dieu, les délivrances, exaucements, bénédictions actuelles ou vie éternelle ne sont ni des droits, ni une récompense, encore moins un salaire. Il s’agit d’un cadeau, car tout est grâce. Paul, encore : « J’ai accepté de tout perdre, afin de gagner le Christ et d’être trouvé, non avec une justice qui serait la mienne et viendrait de la loi, mais une justice reçue par la foi en Christ, une justice provenant de Dieu et fondée sur la foi » (Phil 3.8-9). Paul est un serviteur qui se sait inutile, mais il est paisible, revêtu de la justice du Christ mort et ressuscité pour lui. On dirait presque que des témoins, ayant entendu cette parole de la bouche même de Jésus, l’ont racontée à l’apôtre !
Une libération
En définitive, « serviteurs inutiles » est une expression libératrice ! Elle nous préserve autant du culte de l’efficacité que de la culpabilité de l’échec. Elle fait place nette pour le message de la grâce et pour la reconnaissance comme motivation au service. Car service il y a eu : « Nous avons simplement fait ce qui nous était demandé » (v.10).
Recevons maintenant cette Bonne Nouvelle de la voix même de Jésus : « Heureux ces ouvriers que le patron, à son retour, trouvera éveillés ! Je vous le déclare, c’est la vérité : il retroussera ses manches, les fera prendre place à table et viendra les servir » (Lc 12.37). Ou encore : « Venez, car tout est prêt » (Lc 14.17). Voilà un contraste stimulant avec notre parabole, et cela dans le même évangile de Luc ! Décidément, la pensée biblique nous bousculera toujours pour nous aider à trouver notre vraie place devant notre Dieu et Père.