- Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
- Aucune idée… tu me gonfles, je me casse. C’est tout !
Notre couple était à l’extrême limite de la rupture. Plus d’écoute, plus de joie, plus de… rien. J’avais besoin d’air, ce matin-là. Je suis partie skier, comme on part à la guerre. Sans réfléchir, la rage au coeur. Je venais d’acheter des peaux de phoque. Pas que je sois extrêmement douée pour ce genre de sport, non ; mais j’avais envie de neuf. Envie de liberté. Besoin d’air.
La rogne donne de l’énergie
C’était la journée ou jamais pour essayer mes nouveaux skis. Et l’engueulade du matin m’avait donné le dernier coup de reins. Je n’ai pas eu de peine à la montée ! J’étais encore tellement énervée ! … c’est fou ce que la rogne donne comme énergie, quand même ! Au sommet, j’ai profité de la vue. Magnifique.
La nature a quelque chose d’unique, vraiment. Une capacité de calmer les crises les plus aigües. Je me suis toujours moquée – ouvertement – de ces gens qui allaient dans la forêt embrasser les arbres pour retrouver leur calme. Ce matin-là, ce n’était pas un arbre que j’embrassais, mais la vue, entière.
Une fois calmée, j’ai pu entamer la descente. C’est là que ça s’est gâté. Un passage exposé plein nord, beaucoup de poudreuse… et mon style – comment dire – dégingandé. J’ai eu peur, je me suis cabrée… ça a donné ce que ça a donné. Une chute. Un craquement diffus au niveau du genou. C’est fou ce que c’est bête, une chute, quand même.
Impossible de s’en sortir seule
« Je n’arriverai jamais à m’en sortir toute seule. » C’est la première pensée que j’ai eue. Empêtrée jusqu’au cou dans cette neige poudreuse, le genou droit qui ne répondait plus. Impossible de m’appuyer dessus.
Le pire, c’est que je le savais ! La pente était dangereuse, la neige trop légère. Je le savais ! … et ça m’irrite encore plus ! Ce que je peux m’énerver parfois, c’est dingue. Heureusement je connais tous les numéros d’urgence par coeur.
Oui… sauf que… je n’ai pas pris mon portable ! Trop énervée au moment de partir, j’ai négligé tous les préparatifs. Par rébellion. J’ai presque fait exprès. Le pire, c’est que je suis abonnée à la Rega. « C’est con, hein ? »
J’essaye encore une fois de me sortir de ce pétrin. On sort un bâton, l’autre, on les met en croix pour essayer d’avoir le plus de portance possible. Mais rien n’y fait. Rien. Ça ne prend pas. Je ne gagne pas un centimètre. Je m’enfonce toujours plus bas. « Je n’arriverai jamais à m’en sortir toute seule. »
Dieu... à l’aide !
Sauf que, là, je suis toute seule. Il est midi moins cinq. On est le 15 décembre. Dans cinq heures, la nuit sera complète. Et je n’ai même pas dit où j’allais à Henri – oui, parce qu’en plus il s’appelle Henri.
« Bien envie de prier, tiens ! » Mais non, je ne le ferai pas. Je suis non-croyante. Et têtue de surcroît ! Je ne vais pas chambouler les convictions de toute une vie, juste pour un besoin pressant de divinité. Tiens, en parlant de besoin pressant, j’ai envie d’aller au toilette, maintenant. Il ne manquait plus que ça ! Mais ce n’est pas vrai !
« Tu aurais bien besoin d’une petite aide, ma grande »… c’est ce que je me suis dit. Et, juste derrière cette première pensée, une seconde s’est insinuée dans mon esprit, avec le même timbre de voix que ma conscience : « Ce n’est pas d’une aide dont tu as besoin, mais d’un sauveur. » Pardon ?!? … Ça doit être mon cerveau qui commence à rentrer en hypothermie ! « Besoin d’un sauveur » ! Je t’en donnerai, moi, des sauveurs !
Elle m’énerve, cette phrase, qui commence à tourner en boucle. Un peu comme ces mauvais refrains de chansons démodées. Elle m’énerve… d’autant plus qu’au fond elle dit vrai. Pour serrer mes chaussures de ski et mettre mes peaux de phoque, une aide aurait suffi. D’accord. Mais là, sous un mètre cinquante de neige, à deux heures trente d’une hypothermie fort probable, sans portable, et un genou inutilisable, une aide ne suffirait pas. Il me faut plus. J’ai besoin de plus.
Si seulement tu…
Elle était vraie, cette phrase. Pour ma situation un peu désespérée, là, à l’instant. Mais pas seulement. C’était vrai pour mon couple, aussi. Pour notre relation. C’était vrai pour ma vie. Mes zones d’ombres, mes idées de suicide, toute cette partie de ma vie que je cache le plus possible, le mieux possible.
Si seulement… Si seulement quoi ? Si seulement tu avais pris ton portable ? Si seulement tu avais écouté cette petite voix qui te disait : « Ne passe pas par là » ? Si seulement tu étais moins bornée ? Si seulement tu ne t’étais pas engueulée avec le seul homme avec qui tu construis une profonde intimité ? Si seulement quelqu’un avait l’idée de suivre mes traces. C’est tout, mon Dieu. Je ne demande que ça. Après j’arrête, je te jure. Juste cette idée, dans la tête de quelqu’un, quelque part.
Hasard ou pas, c’est ce qui s’est passé. Hasard avec un grand D ?
Un sauv(et)eur
Quelqu’un de bien plus à l’aise que moi a suivi mes traces de skis, mes virages indécis. Je ne vous explique pas la joie ressentie quand il est tombé sur moi. Enfin, « tombé », on se comprend. Il s’appelait Antoine. Il avait un portable. Sauvée… Antoine. Si un jour j’ai un garçon, je connais déjà son prénom. Ce ne sera pas pire qu’Henri, de toute façon.
Il a fallu qu’il suive mes traces pour me sauver. J’y ai repensé. J’avais le temps à l’hôpital ; trois jours pour me remettre de mon opération du genou. J’y ai repensé. J’ai repensé à tout, en fait. A ma difficulté à accepter d’être aidée, à mon incapacité à m’ouvrir, à être touchée. J’ai repensé aux hasards de ma vie. Il a fallu qu’il suive mes traces pour me trouver. Il a fallu qu’il suive mes traces pour me sauver.
Noël autrement
J’ai pu ressortir de l’hôpital pour fêter Noël. J’ai aimé voir les ruelles enluminées, mais j’ai eu envie de vivre un Noël différent, cette année-là. Un Noël autrement. J’aurais pu ne plus être là. Il s’en est fallu de peu pour que notre histoire se termine sur cette bagarre, avec Henri. On aurait pu ne plus jamais se revoir.
On est restés ensemble, ce Noël-là. Pas d’invités. Personne d’autre que nous. Confinés. On est allé à l’église, pour la veillée. Ça faisait des années !
J’ai entendu l’histoire de Noël comme si c’était la première fois. J’ai découvert Noël, dans le vrai sens du terme. L’histoire d’un Dieu qui a suivi nos traces pour nous trouver. L’histoire d’un Dieu qui a suivi nos traces pour nous sauver. J’ai cru en Lui, pour la première fois de ma vie.
Joyeux Noël !
Gilles Geiser
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