Concrètement, que fait la CCMR lorsqu’elle reçoit une candidature ?
Lorsque les anglicans et les catholiques chrétiens ont déposé leur demande conjointe, chaque membre de la CCMR a reçu le dossier. Personnellement, j’ai trouvé intéressant que deux communautés différentes par leurs traditions se mettent ensemble face à l’Etat et construisent une structure qui les représente, sans fusionner par ailleurs. C’est ce que l’on attend de plusieurs communautés. Nous n’avons aucune envie de voir chaque communauté membre de la famille évangélique, de la famille orthodoxe ou de la tradition musulmane demander une reconnaissance uniquement pour elle et d’arriver à des Lois séparées.
Comment envisagez-vous la candidature des évangéliques ?
Nous savions que les évangéliques allaient déposer leur candidature, donc cette candidature n’est pas une surprise. Certains politiques avaient lancé que les évangéliques devraient intégrer une structure commune avec les réformés face à l’Etat. Il faut pourtant admettre que, pour des raisons bonnes ou mauvaises, en terre vaudoise cela peut aller de soi que les évangéliques déposent leur propre candidature, et nous allons entrer en matière.
A titre personnel, je n’ai pas envie que la commission se montre dure sur certains points à l’endroit des musulmans et qu’on ne le soit pas avec d’autres, quels qu’ils soient. Il y a des questions que l’on va poser aux évangéliques autant qu’aux musulmans.
Quelles sont ces questions ?
Il y a par exemple la reconnaissance de la mission de l’école publique comme instance qui dispense un enseignement neutre, tant politiquement que confessionnellement, fondé sur les vérités scientifiquement établies (ce point fait partie du Règlement d’application). Les musulmans et d’autres seront examinés sur cette question. Il en ira de même pour les évangéliques.
Pour vous, les évangéliques vaudois sont « suspects » de faire une lecture littéraliste des premiers chapitres de la Genèse et d’être « créationnistes » ?
Par rapport aux évangéliques vaudois, je n’en sais rien. Par ailleurs, l’appellation « évangélique » est très large. Certains évangéliques sont plus « fondamentalistes » que d’autres. Il est donc exclu de mettre tout le monde dans le même panier ! Il en va de même pour les représentants de l’islam !
L’Etat doit poser des questions aux communautés religieuses qui veulent la reconnaissance en sachant que ce sont les communautés qui vont trouver les réponses et non l’Etat. Si certains groupes évangéliques refusent l’enseignement sur les origines de l’Univers tel qu’il est admis par la communauté scientifique, ce sera à la Fédération évangélique vaudoise de voir comment elle gère cette question. Elle devra soit faire de l’ordre parmi ses membres, soit renoncer à la reconnaissance.
Avec la demande de reconnaissance, nous ne sommes pas dans un débat autour de la tolérance religieuse, nous nous trouvons dans une logique de contrat entre des communautés et l’Etat. Si certaines communautés souhaitent constituer des « groupes de sauvés », coupés du monde, c’est leur droit, mais qu’elles ne demandent pas la reconnaissance d’intérêt public. Face à une communauté comme celle du Temple solaire, qui souhaite partir sur Sirius, il y aurait à appliquer les règles générales de la tolérance, mais non à la reconnaître comme communauté d’intérêt public.
Y a-t-il un autre sujet sur lequel vous envisagez de questionner les évangéliques ?
Nous allons aussi les interroger sur la manière dont ils reconnaissent la diversité des réalités religieuses présentes en terre vaudoise. Nous allons là aussi demander aux musulmans s’ils reconnaissent la pluralité religieuse. Pratiquement, un des points critiques sera la participation au dialogue interreligieux.
Voyez-vous une autre faiblesse dans la candidature évangélique ?
La question de la manière d’articuler savoir et vérité chrétienne me paraît importante. Il y a différents ordres de vérité : la raison scientifique, éthique, esthétique ou religieuse est à chaque fois différente… La manière dont elles sont articulées par les communautés religieuses est significative.
Positivement, cette discussion avec l’Etat devrait permettre aux communautés religieuses de s’interroger sur des sujets débattus aujourd’hui. Par exemple, le statut de la vérité.
La responsabilité du politique, selon vous, c’est donc d’encourager les communautés religieuses à clarifier certains questions importantes…
Tout à fait, tout au moins dans ce cadre. De plus, l’Etat a aussi la charge de faire fructifier les différences. Il ne doit pas faire entrer tout le monde dans le même moule, mais faire fructifier les différences internes à la société civile, pour le bien de cette société même. Aujourd’hui, notre société est dans l’impasse sur de nombreux points, et renouer avec des questions humaines profondes dont les religions sont porteuses peut avoir des conséquences positives sur la société.
Auriez-vous un exemple ?
Prenons la question du dimanche. Faut-il maintenir le fait qu’il s’agit d’un jour chômé ou le considérer comme un jour ordinaire ? Le débat aujourd’hui se noue principalement entre syndicats et patronat, sur arrière-plan financier. Or la question touche aussi la manière de scander le temps, et les traditions religieuses ont quelque chose à faire valoir sur ce plan. Ce serait dommage de se priver de leur apport. Il faut à mon sens arrêter de stigmatiser le religieux comme quelque chose d’aliéné et hors des réalités humaines « normales » !
Notre société est en panne de sens. Elle ne privilégie que les fonctionnements. Et, juridiquement, il n’y a plus que les droits individuels. Concrètement, où est passé le « bien commun », et qu’entendre par là ? Plus personne ne sait comment parler de cela ! Dans notre société de ce début de XXIe siècle, il doit y avoir plus que la défense des intérêts particuliers sur un marché libre…
Lors d’une soirée à la Maison de l’Arzillier, vous avez émis le souhait que les « professionnels » des communautés reconnues suivent une formation dispensée par l’Etat. Qu’entendez-vous par là ?
Reprenons la question du point de vue de la reconnaissance des communautés musulmanes. Il est évident que personne ne souhaite que tous les clercs musulmans soient formés en Arabie Saoudite par exemple. Dans le même temps, on ne va pas dire que l’Etat doit former les imams. D’ailleurs, actuellement, formellement, il ne forme même pas les pasteurs, puisque les Facultés de théologie forment des théologiens, non des pasteurs. Et, chez nous, c’est l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud qui le fait, dans un second temps et selon d’autres critères, pour ceux qu’elle souhaite employer comme ses clercs.
Pour nous, il sera important de donner aux imams une initiation à ce qu’est un Etat de droit et à la pluralité religieuse, quelques cours sur l’islam pour qu’ils sachent qu’il y en a eu différentes formes, entre l’islam du VIIIe siècle à Bagdad, l’Andalousie du XIIIe, l’Afrique des marabouts, le wahhabisme, etc. En final – c’est là plus ambitieux ! – dispenser des cours sur les réalités historiques au temps de l’émergence du Coran, parce que, comme on le sait, l’islam n’est pas tombé du ciel.
Il est clair qu’en la matière, il pourra y avoir des modules très différents demandés à titre obligatoire aux clercs des communautés religieuses reconnues.
A votre avis, sur le long terme qu’est-ce que les évangéliques peuvent apporter à la société vaudoise ?
Toutes les traditions religieuses véhiculent des compétences. Elles renferment aussi des expériences par rapport à ce qu’est l’humain. A ce titre-là, les évangéliques pourraient apporter quelque chose sur l’expérience de ce qu’est une institution et de ce qu’est une dissidence. Heureusement qu’il y a des dissidences dans la vie ! En même temps, comme toutes les réalités humaines, les dissidences sont ambivalentes… Les évangéliques véhiculent une longue histoire des pièges de l’institutionnalisation et des dissidences, ainsi que des risques liés aux unes comme aux autres.
A votre sens les évangéliques ont-ils des chances d’être reconnus d’intérêt public ?
Certains politiques ont pu dire : « Il faut faire passer l’islam, mais cela va être très dur ! Faisons passer les évangéliques en même temps. Eux, ce sont de ”vrais Vaudois” et donc ça devrait passer ! » Mais, aujourd’hui, cela ne me paraît pas si simple. Il y aura donc débat !
Propos recueillis par Serge Carrel.