Jésus dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie ; nul ne vient au Père que par moi » (Jean 14.6). Cette parole est fondamentale, très connue et aimée, si limpide qu’elle est difficile à commenter – notre commentaire ne sera jamais à la hauteur du texte ! Il importe d’autant plus de ne pas faire un « comment taire », mais au contraire, un « comment laisser parler le texte » !
Nous limitons notre réflexion aux premiers mots : « Je suis le chemin. » Je suis LE chemin, non pas un parmi d’autres. C’est pourquoi Jésus explicite : « Nul ne vient au Père que par moi. »
Pourquoi Dieu le christianisme ?
Autrefois, la grande confrontation pour les croyants, c’était la science et foi : là se situait le thème des débats, des controverses, des objections. Aujourd’hui, le « front polémique », comme on dit, s’est nettement déplacé ; lorsqu’on cherche à témoigner de notre foi en Jésus-Christ, la réplique la plus fréquente fuse : « Pourquoi le christianisme plutôt qu’une autre religion ? » A notre époque de mondialisation, la planète est un village, et en quelques heures on peut se trouver dans un pays dont la culture a été façonnée par une autre religion. Dès lors, cela semble naïf et borné de prétendre que nous serions les seuls à avoir raison ; on voit d’excellents reportages TV, réalisés par des journalistes, peut-être un peu candides, qui nous présentent, après quelques jours bien préparés, une tribu exotique qui semble nager en plein bonheur… Oui, pourquoi le christianisme plutôt que le bouddhisme, l’islam, l’hindouisme, les religions animistes, et j’en passe ? Surtout que l’Occident, réputé christianisé, ne brille pas par son bonheur et sa spiritualité !
On illustre parfois une convergence plutôt qu’une confrontation des religions par le dessin d’une haute montagne. On y voit de multiples chemins, aisés ou ardus, qui tous convergent vers un sommet très élevé – aboutissement et finalité des religions, lieu de rencontre avec la divinité, avec l’absolu, avec le bonheur, le salut...
Toutes au sommet !
Mais la question fondamentale : qu’espèrent trouver tous ces grimpeurs lorsqu’ils parviendront au sommet, si tant est qu’ils y parviennent ? Un sommet passablement encombré, car le dieu que chacun tente de rejoindre est sans doute parfaitement incompatible avec celui d’un autre grimpeur… Pour l’un, c’est le Grand Esprit, pour un autre, le soleil ou tel astre incandescent. Peut-être Allah, unique et exclusif, ou des divinités hindouistes au nombre de 33 millions paraît-il, parmi lesquels Brahmâ, Vishnou ou Shiva ; une Sagesse dispensée par l’enseignement du Bouddha, ou les dieux du Shintô. Pour d’autres un Grand Tout Universel impersonnel, dans lequel notre individualité se diluera comme une goutte d’eau dans l’océan, lorsqu’enfin elle sera libérée du cycle infernal des réincarnations.
On dira que cette représentation des chemins convergeant vers le sommet devrait au moins permettre d’éviter les guerres de religions. Pour ma part, j’avoue ne pas très bien imaginer comment des conceptions de la divinité si contradictoires, et souvent très exclusives, pourraient cohabiter sans conflits tout en haut de la montagne. Hors de toute caricature, comment synthétiser ce qui est incompatible à moins d’en faire un vaste mélange insipide ?
Par contre, étonnamment, on observe que rites, processions et superstitions populaires se ressemblent étrangement, quelle que soit la religion dont on se réclame, y compris dans certaines manières de pratiquer le christianisme. Cela ne fait qu’illustrer ce qu’est la religiosité universelle, reflet des craintes et des aspirations de l’humanité.
Je vais le dire sans détour : cette fusion-confusion entre des contraires est peut-être séduisante pour certains qui montrent par là leur largeur de vue. Sans doute est-elle « politiquement correcte » et correspond-elle à la mentalité relativiste actuelle, qui ne saurait admettre qu’il existe une vérité. Mais c’est une escroquerie intellectuelle et spirituelle !
Et franchement, ce sommet surpeuplé de dieux concurrents en plein brouillard ne m’attire vraiment pas. Au point que je comprends assez bien athées et agnostiques, qui préfèrent croire qu’il n’y a pas de sommet, ou alors un sommet désert, dont on ne peut rien dire sinon qu’il restera toujours inaccessible.
Cela dit, gardons-nous de toute forme de mépris, de peur ou d’hostilité pour les personnes qui s’efforcent à leur manière d’atteindre leur sommet selon les traditions reçues de leurs prédécesseurs. Frères et sœurs en humanité, ils ont droit à notre respect, bien plus, à notre amour et au partage de notre témoignage. Et nous ferions bien de nous laisser remettre en question par la sincérité et le zèle de beaucoup d’entre eux, ainsi que par la valeur de certains de leurs enseignements éthiques et la beauté de certains de leurs textes sacrés.
Jésus au point le plus bas !
Quel est alors le chemin que Jésus nous propose ? Aucun car, dit-il, « je suis le chemin » ; certes, il nous appelle à le suivre : « Toi, suis-moi. » Mais ici, plus radicalement encore : « Acceptez d’être portés par moi, tout comme un chemin porte nos pas. »
Il est nécessaire pour comprendre ces paroles de les mettre en situation. Le contexte nous présente les derniers enseignements de Jésus à ses disciples lors du repas de la Pâque, quelques heures avant son arrestation. Un repas précédé par un geste absolument incroyable. Lui, leur Maître et leur le Seigneur, s’est accroupi devant chacun d’eux pour leur laver les pieds, dans un acte réservé aux esclaves. Puis en cours de repas, il a illustré la souffrance qui l’attend dans son propre corps en prenant du pain et en le brisant, puis en leur donnant une coupe de vin, signe du sang de sa mort violente. Un chemin qui monte vers le sommet ? C’est tout le contraire : une descente vers le point le plus bas, en ce lieu où deux hors-la-loi seront torturés à côté de lui. Un chemin, qui déjà a commencé lorsqu’il a quitté la gloire céleste (1) pour partager authentiquement notre condition humaine.
Cela implique que ceux qui s’estiment les meilleurs, les plus spirituels et les plus moraux, conscients de leur supériorité, acharnés à gravir la montagne pour parvenir les premiers au sommet, risquent de rater le lieu de rendez-vous, le rendez-vous de la grâce accordée aux pécheurs. Au risque d’être provoquant, osons dire que la venue du Fils de Dieu sur cette terre comme un simple homme, rejeté et condamné par la caste des gens les plus religieux, signifie la fin de la religion et le commencement d’une réconciliation avec Dieu, d’une relation fondée sur la grâce et sur l’amour. C’est exactement l’inverse de tous ces chemins qui s’efforcent de s’élever vers le divin. Dès lors : « Nul ne vient au Père que par moi. »
Pour conduire au Père
Dans un table-ronde sur l’interreligieux à laquelle j’étais invité il y a quelques années, un des participants, scientifique bien connu, a déclaré : « Je crois à la parole de Jésus : je suis le chemin, la vérité et la vie, mais je ne peux me résoudre à accepter la suite qui reflète un exclusivisme religieux dépassé : ‘Nul ne vient au Père que par moi’. »
Si on est attentif, on remarque que Jésus n’a pas dit : « Nul ne vient à Dieu que par moi, mais Nul ne vient au Père que par moi. » Lui seul nous révèle Dieu comme un Père – et il n’y a pas d’autre dieu que ce Père (durant les premiers siècles, on a accusé les chrétiens d’athéisme !). Tout l’enseignement de Jésus nous le révèle comme Celui qui fait alliance, un Dieu qui vient à nous (2), un Dieu qui accueille, qui pardonne. Le rendez-vous n’est pas au sommet de notre piété et de nos expériences spirituelles exaltantes, mais au pied de la Croix où il endosse notre misère et perd sa vie pour nous la donner. En sa personne, nous avons la seule authentique image de la divinité : « Celui qui m’a vu, a vu le Père » (v. 9). L’apôtre Jean termine sa première lettre par ces mots : « Nous savons que le Fils de Dieu est venu, et qu’il nous a donné l’intelligence pour que nous connaissions le Dieu véritable. Ainsi, nous appartenons au Dieu véritable par notre union avec son Fils Jésus-Christ. Ce Fils est lui-même le Dieu véritable et la vie éternelle »(3). Et il poursuit : « Mes chers enfants, gardez-vous des idoles » – c’est-à-dire de toute représentation de Dieu que nous pourrions inventer nous-mêmes !
Jacques Blandenier