Vous recevez de nombreuses demandes d'Ukraine pour vos systèmes de déminage. En quoi consistent précisément ces demandes ?
Frédéric Guerne – Nous recevons trois types de demandes. Certaines émanent de privés en Ukraine, par exemple des entreprises agricoles dont les champs sont minés. Puis des demandes proviennent du gouvernement ukrainien et finalement, d’entreprises étrangères qui cherchent à acquérir des machines de déminage, pour répondre aux appels que l’Ukraine a lancé à l’international.
Combien en faudrait-il au total ? Selon les derniers chiffres que j’ai reçus du ministère de la défense ukrainien, il y aurait 160'000 kilomètres carré à déminer. Et puis, il faut prendre en compte le type de munitions utilisées. Ce ne sont pas des champs de mine classiques : certains engins n’ont pas explosé. On ne connaît pas leur état et ils ne se traitent pas comme des mines. L’équation est donc très complexe. On peut parler de dizaines, voire de centaines de machines nécessaires pour une surface pareille. Il y a des contextes ruraux et des zones piégées dans les villes, comme aux alentours de Kiev. On a des machines pour répondre à ces deux types de contextes.
Concrètement, de quoi Digger a-t-il besoin pour répondre à ces demandes ?
D’abord, il faut avoir la confirmation du gouvernement ukrainien. En tant que fondation à but humanitaire, on doit s’assurer que notre partenaire a besoin de ces outils. On est en train d’y travailler, on attend les confirmations techniques et politiques. Ensuite, il va falloir trouver des fonds importants pour produire ces machines.
Depuis vingt-cinq ans, les moyens à disposition ne sont pas suffisants pour produire nos machines à grande échelle. Et aujourd’hui qu’un conflit frappe l’Europe, nous ne sommes pas prêts. Nous entendions toujours l’argument : « C’est trop cher ». Mais quand on aura plus de blé, on dira : « Qu’est-ce qu’on a faim ! »
Cela dit, nous allons entrer en action. Je pense que l’Ukraine dispose d’une partie des fonds, et que l’aide internationale va entrer en jeu. Mais celle-ci doit être bien dirigée. En temps normal, un demi-milliard est officiellement à disposition pour le déminage chaque année. Mais quand on connaît la difficulté des ONG à faire du déminage, acquérir des machines, ouvrir des chantiers, on se demande où passe cet argent…
Quelles sont les conditions préalables pour commencer le déminage ?
Le gouvernement ukrainien met en place des autorités nationales de déminage, comme tous les pays minés doivent le faire. Ces autorités doivent définir ce qu’il faut déminer, à quels endroits et avec quels moyens. Et bien sûr, qui est autorisé à le faire. Comme c’est un contexte de défense, certains pays ne veulent pas de démineurs étrangers.
En Ukraine, la question « où déminer » sera très compliquée. Au sud et au Dombass, c’est pour le moment exclu ; l’armée effectue ce « déminage de guerre ». Mais aux abords de Kiev, par exemple, et dans les endroits où des civils vivent, il faut prendre le risque de déminer.
Ignazio Cassis a pris une sage décision en proposant de ne pas attendre la fin de la guerre pour anticiper la reconstruction. Si on a les fonds, on discutera avec les autorités ukrainiennes et on leur proposera les technologies adaptées à leur contexte. Ensuite, la première machine doit être accréditée. Puis on formera les démineurs locaux. Nous ferons un suivi à distance, ainsi que quelques visites sur place, pour vérifier que tout se passe au mieux. Le but est que les démineurs ukrainiens soient autonomes.
Pourquoi le déminage manuel, qui est plus long et dangereux, reste encore la méthode la plus souvent utilisée ?
Le déminage manuel reste nécessaire dans certains terrains trop difficiles, où les machines ne peuvent pas aller. Mais je ne comprends pas pourquoi on le fait à la main dans d’autres terrains, qui sont plats et faciles. Pour moi qui suis ingénieur, l’efficacité et l’efficience doivent primer.
Manuellement, un démineur ou une démineuse traite entre 5 à 10 mètres carrés de terrain par jour. Alors oui, cette main d’œuvre est bon marché – le salaire d’un démineur est de 200 dollars en Afrique. Mais à ce rythme, il faut beaucoup de démineurs, alors qu’une machine traite 500 à 1000 mètres carrés par heure. Le ratio est indiscutable ! Plus le déminage est rapide, plus les habitants peuvent revivre !
Avec notre fondation, un projet coûte un million de francs au départ, mais le prix du mètre carré revient finalement à dix fois moins qu’avec le déminage manuel. Et il y a un autre élément à considérer : en bientôt vingt-cinq ans, Digger n’a pas connu un accident ! Alors qu’avec la méthode manuelle, des accidents se produisent de temps en temps.
Les 4 et 5 juillet, la question du déminage est abordée au sommet pour la reconstruction de l'Ukraine à Lugano. Vous est-il possible de faire entendre votre voix auprès des autorités suisses et des autres invités ?
Digger a été invité officiellement par le Département des affaires étrangères, aux côtés de dix-sept autres ONG, ce qui est très peu. A Lugano, mes points de contacts sont l’ambassadeur suisse en Ukraine et l’ambassadeur ukrainien. J’aimerais aussi rencontrer les autorités suisses. Il s’agit également de trouver les bons interlocuteurs avec lesquels une suite peut être envisagée.
Une chose est sûre, on ne peut pas parler reconstruction sans parler déminage. La Direction du développement et de la coopération suisse (DDC) est spécialisée dans l’accès à l’eau, ce qui est fantastique. Mais sans déminage, l’eau peut rester inaccessible.
Au niveau de l’agriculture, j’ai entendu que 30% des terres agricoles sont inutilisables, 30% de l’un des plus gros greniers au monde ! Car des mines ont été posées intentionnellement pour terroriser. J’ai vu des photos de tracteurs qui ont explosé. Pourtant, les agriculteurs savent qu’il faut absolument produire à manger. On ne peut pas éluder la question du déminage !
Digger est actif dans plus de dix pays d'Afrique et des Balkans. Mais dans le monde, les terrains minés continuent à faire des victimes chaque année. Qu'est-ce qui vous encourage et vous aide à gérer la frustration de ne pas pouvoir en faire davantage ?
Quand, fraîchement diplômé, j’ai fondé Digger, je n’avais aucune idée de ce que cela deviendrait. Gamin, les armes me passionnaient. Plus tard, ma démarche de foi, et le fait de mûrir, m’ont permis de réaliser la souffrance causée par les armes. Et quand j’ai entendu parler des mines, l’ingénieur que je suis a pensé : « On peut trouver mieux que de gratouiller dans la terre avec une aiguille et un détecteur de métal ». J’avais cette conviction qu’un potentiel d’amélioration existait.
C’est la force de la jeunesse : même si ce qu’on croit est impossible, on le fait quand même ! Et comme je suis un peu « tête dure », j’ai persévéré. J’ai autour de moi des gens incroyables qui nous ont suivi, soutenus et nous soutiennent toujours. Après sept ans, un élément a été marquant : Digger a détruit sa première mine réelle avec sa machine. Je me suis alors dit : « On a potentiellement sauvé une vie ! »
Depuis, on a libéré des millions de mètres carrés de terrain, on a détruit des quantités de mines et impacté des centaines de milliers de vies (selon des rapports officiels). Mais financièrement, ce n’est jamais facile, surtout les périodes sans salaires. On n’a pas de réserves, pas de subsides, 80 à 90% de nos soutiens proviennent de dons privés. Et puis, quelques fois, des hauts fonctionnaires ont essayé de me corrompre, pour que nos machines soient autorisées à entrer dans leurs pays. J’ai eu envie de tout laisser tomber car ce procédé me dégoûte. Mais j’ai pensé que ce sont des paysans, qui n’y peuvent rien, qui risquent de sauter sur une mine.
Ce qui m’encourage à continuer, c’est de faire du bien, même si ce n’est pas mesurable. Autre encouragement : la reconnaissance dont on bénéficie auprès des autorités suisses et ukrainiennes.