L’antispécisme fait de plus en plus partie du paysage médiatique et du débat public. Des caillassages de boucheries et des blocages d’abattoirs ont attiré l’attention sur le mouvement, tandis que le mode de vie « végane » gagne des adhérents et s’intègre sur les étals de la grande distribution.
Il serait facile de ne voir là qu’une variation sur le thème des amis des animaux, et d’attribuer leur positionnement à un attachement sentimental, voire à une sensiblerie excessive. Mais en fait, c’est un mouvement intellectuel et philosophique, avec une vraie réflexion, un projet et une recherche de cohérence, qu’il vaut la peine de comprendre.
Une base matérialiste athée
Comme son nom l’indique, le mouvement dénonce notre traitement des animaux comme une discrimination injuste, une discrimination basée sur l’espèce. Cela découle entre autres de la volonté de construire une éthique cohérente sur une base réellement athée, en se débarrassant d’idées héritées de la foi chrétienne ou d’autres religions. L’un des chefs de file du mouvement antispéciste est Peter Singer, qui a entre autres écrit un livre intitulé « Dé-sanctifier la vie humaine » (2). Pour lui, l’idée que la vie humaine serait sacrée ou aurait une valeur particulière est un vestige de la pensée chrétienne, qui n’a plus sa place dans la réflexion éthique. Il reprochera à beaucoup d’éthiciens de conserver l’axiome de la protection due à toute vie humaine, alors qu’elle n’a selon lui pas de base dans la réalité factuelle. Dans la pensée de Singer, l’appartenance à une espèce ou une autre n’est pas un critère valide pour déterminer la valeur à accorder à une vie. Cela ne veut pas dire que les antispécistes nient toute différence entre les espèces, mais que les différences doivent être factuelles et individuelles. On peut juger une vie humaine digne de protection en fonction des caractéristiques et des capacités qui lui sont propres, mais on devrait accorder la même protection à un animal ayant les mêmes capacités. Ainsi, selon Singer, il y a des déficients mentaux qui ne dépasseront jamais le développement intellectuel d’un porc. Alors il faut soit accorder la même protection à la vie du porc qu’au handicapé mental, soit trouver cohérent de manger des handicapés mentaux sévères. Comme les antispécistes sont plutôt bienveillants, ils vont bien sûr dans le sens de protéger les animaux plutôt que de manger des déficients mentaux, et l’on peut comprendre la vigueur déployée par les militants antispécistes. Il y a donc une cohérence dans ce mouvement, et sur une base matérialiste athée, on peut largement comprendre comment les antispécistes arrivent à leurs conclusions.
L’être humain peut-il être traité comme responsable de ses actes ?
Cependant, il convient de se demander si cette cohérence peut être maintenue de bout en bout, et si le système de pensée qui en découle est cohérent avec la réalité du monde. Il est en particulier deux points où le militantisme même des antispécistes indique un regard sur l’homme qui diffère radicalement de celui qui est porté sur les animaux, où la différence n’est pas que de degré mais de nature. D’une part, l’être humain est traité comme responsable de ses actes. On lui demande de changer son comportement. De faire ce qui est juste. De choisir la manière d’agir qui est la meilleure pour la planète. De prendre en compte les besoins et les droits d’autres êtres vivants. De ne pas simplement suivre ses désirs. Or, tout cela n’est pas attendu des animaux. On ne demande pas au lion de réfléchir aux souffrances de l’antilope. On ne demande pas au criquet de réfléchir à l’impact écologique de sa consommation de verdure. Tout ce que font les animaux est considéré comme normal, comme faisant partie de leurs instincts. Si les lapins dévastent les plaines australiennes, on accuse l’homme qui les a introduits, on ne dit pas aux lapins de se modérer.
Et d’autre part, on considère que l’homme agit mal. Les animaux n’agissent ni bien, ni mal, ils suivent simplement leur instinct. Mais pour l’homme, on estime qu’autre chose est attendu de lui. Qu’il n’est pas tel qu’il devrait être. Qu’il est tombé en dessous de sa nature (3).
Incohérence antispéciste
Dans ces deux aspects, le militantisme antispéciste témoigne indirectement de deux autres doctrines chrétiennes fondamentales : celle de la responsabilité de l’être humain face à la création, et celle dite de « la Chute », selon laquelle l’être humain est devenu corrompu en s’éloignant de son créateur. Ainsi, le mouvement antispéciste dénie une spécificité humaine en matière de dignité, mais son militantisme même atteste de spécificités en matière de positionnement et de responsabilité moraux. Peut-on donc attendre plus de l’humanité que des animaux, sans lui reconnaître un autre statut ? Quant à ceux qui reconnaissent la dignité humaine, l’antispécisme pose la question de ses fondements, une question qui mérite réponse. Et pour ceux qui acceptent le fondement chrétien de la dignité humaine, le défi sera de la manifester, et de vivre la responsabilité à l’égard de la création en accord avec le mandat confié par Dieu (4).
Jean-René Moret, pasteur dans l’Eglise évangélique de Cologny