Lorsque Paul constate dans sa première épître aux Corinthiens : « Or nous proclamons un Christ crucifié, cause de chute pour les Juifs et folie pour les non-Juifs » (1Co 1.23), il y a là le reflet d’une expérience personnelle. La proclamation de l’Evangile, menée depuis plusieurs années en Palestine ou dans le monde grec par l’apôtre et ses coéquipiers, rencontre énormément de résistances. Elle surprend, elle dérange, elle choque… Pour des gens de cultures grecque ou romaine, il y a une vraie folie (moria en grec) à considérer la « parole de la croix » comme l’ultime révélation de Dieu à l’humanité. Du point de vue de la vision du monde propre à nombre de contemporains de l’apôtre, impossible d’envisager favorablement l’affirmation que le Fils de Dieu soit mort sur une croix !
Le crucifiement, supplice suprême chez les Romains
Un crucifiement de masse marqua les esprits des Romains. Il eut lieu lors de la révolte de Spartacus, un esclave qui, en 71 avant notre ère, devint le chef d’un mouvement de révolte qui impliqua plusieurs milliers d’individus. Après avoir été vaincus, six mille révoltés furent crucifiés sur six mille croix, le long de la via Appia, de Capoue à Rome sur 195 km.
Dans un plaidoyer intitulé Contre Verres, l’avocat romain Cicéron considère peu après que le crucifiement est le « plus terrible des supplices » (« summum supplicium ») (1).
La mise à mort sur une croix, chez les Perses, les Grecs, les Carthaginois ou même les Romains, était le châtiment qui sanctionnait les crimes graves contre l’Etat et la haute trahison. A Carthage, des généraux et des amiraux ont été crucifiés après une défaite militaire ou après avoir montré trop d’indépendance dans leurs prises de décision(2). Il visait aussi à sanctionner des brigands, ce que relatent certains romans comme Les Métamorphoses d’Apulée (3).
Hormis quelques exceptions, on peut dire qu’à Rome cette forme de mise à mort n’était pas destinée aux classes supérieures et à la noblesse, mais avant tout aux esclaves. Cette justice de classe que pratiquaient les Romains jette un regard original sur la confession de l’épître de Paul aux Philippiens : « Lui qui était vraiment divin, il ne s’est pas prévalu d’un rang d’égalité avec Dieu, mais il s’est vidé lui-même, en se faisant vraiment esclave, en devenant semblable aux humains ; reconnu à son aspect comme humain, il s’est abaissé lui-même en devenant obéissant jusqu’à la mort – la mort sur la croix » (Ph 2.6-8). Dieu a endossé la condition humaine en s’associant non seulement à notre humanité, mais aussi à ceux qui connaissent les pires tourments.
Jehohanan, le crucifié de Giv’at ha-Mivtar
En 1968, un archéologue, Vassilios Tzaferis, effectua des fouilles dans une tombe d’un quartier de Jérusalem appelé Giv’at ha-Mivtar. Il y découvrit huit ossuaires, des boîtes contenant des restes funéraires d’une vingtaine de personnes. Dans l’un de ceux-ci, il trouva un os du talon, le calcanéus, traversé par un clou. Il en conclut qu’il avait trouvé, parmi les restes osseux de trois personnes différentes, les os d’un crucifié. Un nom avait été gravé plusieurs fois sur l’ossuaire : « Jehohanan fils de Hagakol », peut-être le nom de ce condamné (4).
L’examen de cet os du talon traversé par un clou suscita des débats entre spécialistes, archéologues et chirurgiens orthopédiques. En 1985, Joseph Zias du Département des antiquités et des musées en Israël, et Eliezer Sekeles de la Faculté de médecine Hadassah à Jérusalem, ont publié une réévaluation des travaux de Vassilios Tzaferis (5). Ils en ont conclu que le clou en fer de 11,5 cm traversait un seul calcanéus, celui du talon droit, et non pas deux comme les premières analyses semblaient l’indiquer. De cette constatation, Joseph Zias et Eliezer Sekeles ont déduit que le crucifié avait dû enfourcher le montant de la croix et avoir ses pieds cloués de chaque côté du montant et pas sur le devant de celui-ci.
La pointe courbée de ce clou peut s’expliquer par le fait qu’il y avait un nœud dans le bois de la croix et que ce dernier a entraîné une courbure vers le bas. Au moment de dépendre le corps de Jehohanan, ses proches ont dû recourir à un outil pour séparer la jambe droite du montant. Ce qui aurait entraîné des dommages supplémentaires au corps du crucifié. Suite à cela, les proches ont renoncé à extraire le clou du talon. Ce refus est peut-être la raison pour laquelle nous disposons aujourd’hui, grâce à cet ossuaire, de la seule attestation physique de la pratique du crucifiement dans le monde romain.
Ce parcours autour du crucifiement et de sa pratique dans le monde antique et romain esquisse quelques pistes qui permettent de comprendre pourquoi, dans les mentalités du Ier siècle, il était difficile de proclamer la « parole de la croix », pour reprendre la formule de l’apôtre Paul.
Des obstacles psychologiques et « judiciaires »
De fait, proclamer cela buttait sur plusieurs obstacles. Tout d’abord un obstacle de type « psychologique ». Le supplice de la croix suscitait effroi et répulsion. On en avait peur et on en parlait peu… En un mot comme en cent, la pratique glaçait ! Imaginer dans ce contexte qu’elle vienne dire quelque chose d’essentiel sur Dieu avait de quoi surprendre ! Comme Pline le Jeune le dit dans l’une de ses lettres, les membres de la nouvelle croyance sont atteints de « folie ». Il n’y a là qu’une « superstition déraisonnable et sans mesure » (6).
Deuxième obstacle, et pas des moindres : le fait que Jésus en subissant un tel châtiment comptait parmi les criminels. Il avait été condamné par les autorités romaines et juives pour rébellion ou pour prétention messianique, deux motifs à condamnation qui, selon que l’on soit de culture romaine ou juive, revenaient au même. En final, avec la crucifixion, la raison d’Etat avait triomphé. Minucius Felix dans un dialogue entre un païen, Caecilius, et un chrétien, Octavius, donne de la place à cette objection adressée à cette foi « qui prête (aux chrétiens), comme objets de leur vénération, un homme puni pour un forfait du dernier des supplices et le bois funeste d’une croix, qui leur attribue un autel qui convient à des dépravés et à des criminels, en leur faisant honorer ce qu’ils méritent » (7). Pour des Romains cultivés, la condamnation de Jésus et sa mise au rang des criminels ont donc constitué un obstacle de type « judiciaire ».
Un obstacle religieux
Enfin, la « parole de la croix » a butté sur l’obstacle « religieux ». Dans les mentalités grecque et romaine, les dieux ne souffrent pas. Ils sont impassibles. Contrairement aux humains qui sont sujets à la souffrance, les dieux sont les ressortissants d’un monde où la souffrance n’a pas de prise. Ou si elle en a, comme dans le Prométhée de Lucien, le Voltaire de l’Antiquité, « un Dieu crucifié peut tout au plus être tourmenté un certain temps ; il ne peut jamais mourir » (8).
Dans la religion grecque et romaine, les dieux sont aussi immortels. Le propre de leur condition, c’est de ne pas connaître la mort et la disparition. Dans de tels schémas de pensée, comment ne pas réagir en affirmant, comme le relève Justin Martyr, que la « folie » des chrétiens consiste à accorder « le second rang, après le Dieu immuable et éternel, créateur de l’univers, à un homme qui fut crucifié » (9) ?
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La parole ou le langage de la croix a néanmoins résonné durant les premiers siècles de l’Eglise et jusqu’à aujourd’hui pour dire que Dieu dans son amour nous rejoint jusque dans la condition du plus malheureux des humains. Le Seigneur s’est même montré solidaire de ceux qui sont morts exécutés dans une souffrance indicible.
Devant un tel mystère qui fait exploser toutes nos conceptions de Dieu, nous ne pouvons que nous en remettre à la nouveauté de cette révélation. Et, en silence, adorer celui qui est venu pour nous faire part de cet extraordinaire visage du Père, prêt à aller jusqu’au bout pour nous ramener dans sa maison. Comme l’apôtre Paul, nous pouvons confesser avec joie : « Or nous, nous proclamons un Christ crucifié, cause de chute pour les Juifs et folie pour les non-Juifs ; mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, un Christ qui est la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu » (1Co 1.23-25).
Serge Carrel
Notes
1 Cicéron, Discours, Tome VI, Seconde action contre Verrès, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 89 et 91.
2 Polybe, Histoires, 1.11.5, trad. Paul Pédech, Paris, Les Belles Lettres, 1969, p. 31.
3 Apulée, Les Métamorphoses ou l’Ane d’or, trad. Olivier Sers, Paris, Les Belles Lettres, 2010, 3.9.1, p. 91 et 93.
4 Vassilios Tzaferis, « Jewish Tombs at and near Giv’at ha-Mivtar, Jerusalem », Israel Exploration Journal, 1970, p. 18-32.
5 Joseph Zias et Eliezer Sekeles, « The Crucified Man from Giv’at ha-Mivtar : a Reappraisal », Israel Exploration Journal, 1985, p. 23-27.
6 Pline le Jeune, Lettres 10.96.4-8, tome IV, Paris, Les Belles Lettres, 1972, p. 73-74.
7 Minucius Felix, Octavius, 9.4, trad. Jean Beaujeu, Paris, Les Belles Lettres, 1974, p. 13.
8 Martin Hengel, La crucifixion, Paris, Cerf, 1981, p. 25.
9 Justin Martyr, Apologie pour les chrétiens, I.13.4, traduction par Charles Munier, Sources chrétiennes no 507, Paris, Cerf, 2006, p. 161 et 163.