L’accompagnement des personnes homosensibles par certains groupes évangéliques et catholiques est sous les feux de la critique. Plusieurs contributions médiatiques (1) et une mission parlementaire en France (2) examinent la manière dont ces groupes, convaincus que l’homosexualité n’est pas dans le plan de Dieu pour l’être humain, développent des accompagnements censés « modifier l’orientation sexuelle » d’une personne.
Un journalisme en caméra cachée
Dans le livre « Dieu est amour » de deux jeunes journalistes, Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre, deux groupes sont particulièrement visés : le groupe évangélique et membre du CNEF (3) « Torrents de vie » et le groupe catholique « Courage ». Adeptes d’un journalisme d’investigation en caméra cachée, les deux journalistes sont entrés dans le processus d’accompagnement proposé par Torrents de vie et Courage en montrant comment le jeune Guilem, en l’occurrence Jean-Loup Adénor, est pris en charge par ces deux associations.
Sur plusieurs chapitres éparpillés dans le livre, on découvre ce que Torrents de vie propose aux chrétiens adultes qui recourent à ses services, notamment lors d’un séminaire estival d’une semaine qui se tient en été 2018 à Lux, sur le domaine de la Porte ouverte, puis dans le cadre de rencontres délocalisées à Paris, dans les locaux de la Paroisse de Belleville de l’Eglise protestante unie de France.
Un travail sur l’identité sexuelle
Le pasteur Werner Loertscher, animateur principal à l’époque de cet accompagnement psycho-spirituel dispensé par Torrents de vie, est la personnalité de référence en milieu évangélique que côtoie Guilem. D’origine suisse alémanique, ce pasteur reprend les enseignements de l’Américain Andrew Comiskey et propose un travail sur l’identité sexuelle des participants chrétiens, engagés dans une Eglise ou une paroisse, en leur proposant d’être confrontés à l’amour de Dieu qui permet, selon lui, de se redécouvrir dans son genre et dans son sexe. Dans un entretien personnel entre Guilem et le pasteur Loertscher, à la suite d’une soirée de groupe dans l’église de Belleville, on découvre les motivations profondes de Torrents de vie : ne pas considérer que l’homosexualité soit au cœur de l’identité d’une personne et affirmer que la « vraie identité, Dieu peut la fortifier et te la faire découvrir et t’aider à être rassuré et puis à prendre plaisir » (p. 250). Dans cet entretien pastoral, Werner Loertscher ajoute : « C’est pour cela que la conversion au Christ est capitale : c’est Lui dire que tu Lui donnes ce que tu es pour qu’Il puisse prendre soin de toi et te donner ton identité en Lui » (p. 251).
Dans la conclusion de ce chapitre, les deux journalistes critiquent l’ambivalence du discours du pasteur Loertscher. D’un côté, il est rassurant pour les personnes en souffrance parce qu’il souligne : « L’amour inconditionnel du Père, l’existence d’une ‘véritable identité hétérosexuelle’ enfouie en nous, la possibilité d’une restauration. » De l’autre, son propos est « difficile », parce que, somme toute, les participants sont invités à s’inscrire dans un combat spirituel qui marquera l’entier de leur vie et que « la délivrance ne se trouve que dans la mort, que dans l’éternité » (p. 252).
Incursion parmi les ex-gays américains
Le livre « Dieu est amour » est jalonné de chapitres qui expliquent les origines américaines de Torrents de vie et du groupe catholique Courage (chapitre 5), notamment au sein du mouvement « ex-gay » étasunien dont les associations phares sont Exodus International, Love in Action, Desert Stream ou Living Waters qui a donné Torrents de vie en français. Parmi les personnalités clés de ce mouvement, il y a Alan Chambers, qui a présidé aux destinées d’Exodus International et qui, en 2012, déclare publiquement que, contrairement à ce que l’ancien slogan d’Exodus International affirme : « Change Is Possible », « la majorité des personnes que j’ai rencontrées (dans l’accompagnement proposé par Exodus et ses associations affiliées), et quand je dis la majorité, c’est 99,9 % d’entre elles, n’ont pas expérimenté de changement dans leur orientation » (p. 74). L’association Exodus sera dissoute le 13 juin 2013.
Une autre personnalité ex-gay américaine occupe aussi passablement le livre : Andrew Comiskey (chapitre 6 entre autres). Sa publication « Vivre une sexualité réconciliée » (4) et le manuel de travail en lien avec celle-ci sont traduits en français. L’enseignement de ce pasteur, aujourd’hui converti au catholicisme, inspire de manière directe Torrents de vie, mais aussi différents groupes catholiques parmi lesquels Courage.
Un livre qui pose de bonnes questions aux évangéliques
Le travail journalistique de Jean-Loup Adénor et de Timothée de Rauglaudre contraint les acteurs impliqués dans l’accompagnement des personnes homosensibles à être plus précis dans la qualification de ce qu’ils mettent en place. Inscrire leur action dans le champ médical en recourant à un vocabulaire de maladie ou de guérison paraît aujourd’hui inadéquat. Même l’utilisation du terme de « guérison intérieure » ne prête-t-elle pas à confusion ? De quoi doit-on « guérir » ? De blessures intérieures ou de son orientation sexuelle ? Il y a une ambiguïté qui blesse inutilement la communauté homosexuelle !
De fait dans ce champ de l’accompagnement des personnes où les promesses évangéliques semblent parfois exagérées, ne faudrait-il pas placer tout ce qui est fait sous le label « accompagnement de personnes homosensibles » ? Et indiquer, plus modestement, que l’accompagnement proposé table sur le fait que l’on ne changera pas l’homosensibilité de la personne. Si celle-ci souhaite suivre une éthique évangélique classique, son parcours aura tout d’une lutte qui durera la vie entière. Une précision à apporter, non ?
Par ailleurs, pour être équitables, les deux auteurs n’auraient-ils pas dû prendre un peu de distance avec leur journalisme à charge (5) et donner la parole à des homosensibles qui ont tiré profit de l’accompagnement de Torrents de vie et qui ont opéré de véritables changements dans leur vie ? (6) Ou le cadre posé à leur enquête excluait-il a priori cette possibilité ?
Une perspective par trop marquée par les Etats-Unis ?
A la lecture de ce livre, on peut s’interroger sur la manière dont le débat américain autour des « thérapies de conversion » n’a pas aveuglé les deux journalistes qui ont mené l’enquête en France. N’est-ce pas la source d’un amalgame généralisé ? Et s’ils avaient, au lieu de reprendre et d’utiliser les termes « thérapie de guérison » (un pléonasme !) ou « homothérapie », mis en avant que leur enquête portait sur l’accompagnement pastoral proposé par certains courants chrétiens aux personnes homosensibles, on aurait évité beaucoup de flou dans les termes. Cette confusion et ce manque d’esprit de finesse nuisent à l’analyse, et ce jusque dans les auditions de la Mission d’information menées par la députée française Laurence Vanceunebrock-Mialon. L’action de Torrents de vie ne s’inscrit en effet nullement dans une approche médicale avec des électrochocs ou des castrations chimiques (7), comme cela a prévalu dans certains milieux psychiatriques pour « soigner » les homosexuels jusque dans les années 1980. Comme le relèvent de manière « fair-play », les deux auteurs de « Dieu est amour », les participants à ces accompagnements « ont confié avoir trouvé du réconfort, une forme d’apaisement et une écoute sincère au sein de ces groupes », notamment dans le cadre de Torrents de vie (p. 286). De quoi montrer que des chrétiens, qui considèrent que l’homosexualité n’est pas dans le plan de Dieu, essaient, malgré tout, de témoigner du fait que l’amour du Seigneur est pour tout être humain, quelle que soit son orientation sexuelle… et que cet amour manifesté en Jésus-Christ pousse à un accompagnement bienveillant des personnes homosensibles.
Serge Carrel