C’était un pari plutôt original : convier un théologien d’exception d’outre-Atlantique, un réalisateur de films mondialement connu, et un sociologue réputé en Europe, pour réfléchir ensemble à la question de ce qu’est une vie bonne et florissante. Pari osé aussi mais réussi grâce à la qualité des contributions individuelles et à la fécondité des échanges, même si ces derniers étaient un peu plus ardus en raison de la diversité des domaines de compétence représentés.
Miroslav Volf : des fondements théologiques pour une vie florissante
Professeur de Théologie et directeur du Centre pour la foi et la culture à Yale aux Etats-Unis, Miroslav Volf s’est basé dans ses interventions sur le manifeste Pour la vie du monde (1). Les affirmations évangéliques que Jésus-Christ a donné sa vie « pour la vie du monde » (Jean 6.51), et que ceux qui croient en lui ont accès à une vie « en abondance » (Jean 10.10b), sont le point de départ pour une vision chrétienne qui répond à l’aspiration de l’homme à une vie vraie, bonne et fleurissante. La vision est esquissée dans une structure tripartite pour orienter nos désirs et efforts dans une direction qui permet
- de bien conduire la vie (nos actions),
- dans une direction qui évolue bien (circonstances),
- et qui donne un ressenti que la vie est « comme elle devrait être » (dimension affective).
Ces trois dimensions se trouvent reflétées dans la définition que donne l’apôtre Paul dans 1 Corinthiens 14.17 : « En effet, le royaume de Dieu, ce n’est pas le manger et le boire, mais la justice (actions), la paix (circonstances) et la joie (affectivité), par le Saint-Esprit. »
Cette « vie bonne » n’est évidemment pas pour les chrétiens seulement, mais pour l’humanité entière. Pourtant, et c’est là un des apports plutôt originaux du manifeste, ce n’est pas l’homme qui se trouve au centre de la vision, mais Dieu. Volf montre dans un résumé biblique que le grand objectif de Dieu est de façonner chaque être humain et le monde entier en un foyer/une habitation de Dieu, et c’est ainsi que nous serons, nous aussi, à la maison dans ce monde. La notion de foyer/habitation/chez soi (« home » en anglais) est une métaphore centrale pour une vie bonne vécue dans le monde.
Le modèle pour cette vie est Jésus-Christ dans son incarnation, à la fois pleinement humain comme nous, mais aussi Dieu qui vit concrètement dans le monde, son monde. Sa vie montrait déjà que dans le monde présent, une existence florissante ne peut se vivre que partiellement, alors que nous sommes en route vers le plein accomplissement à venir dans la nouvelle terre et les nouveaux cieux. Dans notre présent, la vie bonne inclut des luttes et des souffrances. Ce qui lie en profondeur cette vie imparfaite et celle, pleinement accomplie, à venir, est la source et de l’une et de l’autre : l’amour inconditionnel de Dieu, manifesté dans la vie et l’œuvre de Jésus-Christ. Aussi bien la vie personnelle, interne, privée, que la vie sociale, publique, se vivent dans la tension du monde présent.
En tant qu’habitations du Saint-Esprit, les chrétiens sont donc des agents de la vie bonne, et, conclut Volf, « le fait que chaque créature fleurisse est dépendant de ce que tout dans ce monde devienne le foyer/l’habitation de Dieu. »
Cette vision d’une vie fleurissante pour le monde entier a évidemment une portée universelle, et en tant que telle doit être négociée. Ni la vision ni sa réalisation ne peuvent être imposées, et pour ce qui est de la forme que la vie bonne peut prendre « il n’y a pas d’uniforme chrétien qui sied à tout le monde ». Le Saint-Esprit est l’agent qui conduit chacun dans une expression particulière, unique, de l’objectif de Dieu pour l’humanité. En ce qui concerne l’expression de la foi chrétienne dans la sphère publique de notre société occidentale plurielle, Volf s’est exprimé plus en détail dans plusieurs de ses livres (2).
A l’exemple de ce que devrait être la vie d’un théologien qui veut être cohérent avec sa tâche, Volf plaide que chaque chrétien s’aligne sur le but à remporter, « le prix de la vocation céleste de Dieu en Jésus-Christ, » comme ce fut le cas de l’apôtre Paul (Philippiens 3.14).
Wim Wenders : un doux et profond plaidoyer pour « un regard affectueux »
Réalisateur de films et photographe talentueux, Wim Wenders, qui a reçu il y a 24 ans un doctorat honoris causa de la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg, était l’invité spécial des Journées d’études en ce même lieu. Son exposé « Der liebevolle Blick » était pour moi une sorte de réhabilitation du regard. Dans notre société hypervisuelle, les images sont souvent présentées de manière agressive, et nous faisons bien de réfléchir de manière critique aux différents modes de consommation du visuel. En contraste, Wim Wenders, qui se définit comme croyant, nous initie à sa manière active de regarder, essentielle pour exercer son métier de réalisateur et de photographe, qui consiste à « faire d’un acte de regarder un acte de montrer ». Il fait référence à Apocalypse 3.18, l’invitation du Christ « d’acheter auprès de lui un remède pour les yeux afin de voir vraiment », puis propose que, parmi les différentes manières de regarder, parfois peu agréables et constructives, on peut apprendre le regard affectueux. C’est une manière de regarder avec amour ce qui est, qui se trouve par exemple dans le regard d’un parent vers un enfant, qui lui communique qu’il est en sécurité, respecté, aimé.
Wenders explique que cette manière de regarder est à la base de son film Les ailes du désir, qui met en scène deux anges en mission à Berlin. Il faut voir ce film, tourné en noir-et-blanc, pour se rendre compte qu’effectivement, il est porté par la notion du regard d’amour sur les protagonistes et la ville. Puis le fameux metteur en scène décrit par des pages autobiographiques comment la notion de « regard affectueux » s’est imposée à lui. Cela lui a inspiré une pensée plutôt originale : le regard en un instant donné de milliards de paires d’yeux de la population du monde, ce spectre à dimension mondiale qui relie sentiment et pensée avec le regard, pris ensemble comme un immense kaléidoscope, cette somme de regards humains, ne représenterait-elle pas le regard de Dieu sur le monde ?
Plus concrètement, Wenders invite à cultiver ce regard aimant, un regard qui se laisse émerveiller par la nature, par la beauté du plus petit et du plus grand. Et il cite Matthieu 6.22 dans la traduction The Message de Eugene Peterson : « Vos yeux sont des fenêtres dans votre corps. Si vous ouvrez vos yeux avec émerveillement et foi, votre corps se remplit de lumière. » Et Wenders de conclure : « En fin de compte, ma conférence est une invitation à avoir plus de confiance dans vos yeux dans leur acte de regarder, dans la lumière, et de vous laisser étonner. Il y a tant de dignité dans le précieux acte de regarder. Le regard affectueux est un moyen de l’expérimenter. » Inspirant !
Hartmut Rosa : un sociologue incertain de sa foi, mais qui résonne
Hartmut Rosa est professeur en sociologie et directeur du collège Max-Weber à Erfurt en Allemagne. Selon ses propres mots, celui qui se dit « pas très sûr d’être vraiment chrétien », ne plaide pas moins pour la pertinence de la théologie et de son renouvellement. Ses interventions sont centrées sur les notions de résonance, de relation au monde, et le lien de ces concepts sociologiques avec la religion (3).
Voici quelques points essentiels de son propos :
- Son analyse critique de la relation au monde telle qu’elle est véhiculée par la modernité : un mode d’agression et de domination, avec sa logique économique basée sur l’exploitation des ressources, qui dépend du « toujours plus, toujours plus vite ». Le statu quo de la société dépend de l’accélération constante de la croissance. Illustration dans notre vie quotidienne : nos journées sont dirigées par des listes de « choses à faire » où figurent indifféremment toutes sortes d’activités à liquider, expédier, maîtriser, abattre, avec coincé entre deux l’anniversaire d’un enfant à ne surtout pas oublier.
Cette relation au monde de la modernité est caractérisée au niveau structurel par le fait de rendre le monde disponible (« das Verfügbarmachen der Welt ») au travers de la logique de la concurrence, et ceci dans les domaines scientifique, technique, économique et juridique. Au niveau culturel, c’est une relation orientée vers l’augmentation de notre portée sur le monde (« die Weltreichweite »), avec l’objectif d’augmenter ressources et options, conditionnées par la richesse. Ceci est illustré par le projet d’Elon Musk d’aller sur Mars.
Le problème : l’exploitation des ressources et ses conséquences, et un rythme de vie effréné avec le risque d’épuisement et de burn out.
- Alternative : une relation au monde dans le mode « résonance ». Des tout-petits enfants sont des êtres de résonance, qui font tout afin d’entrer en résonance avec le monde qui les entoure. Dans une relation de résonance le sujet est touché, affecté. Il réagit avec les émotions, puis répond. La résonance nous relie au monde. Dans l’interaction entre le sujet et le monde, les deux s’atteignent, se touchent et se transforment mutuellement. Un exemple concret d’entrée en résonance autour d’un appel téléphonique : au lieu de « répondre à l’appel », il s’agit d’écouter, vraiment écouter, ce que l’autre dit. Autre exemple, en écho à l’exposé de Wim Wenders : apprendre à regarder avec affection en sorte que ce que nous voyons nous touche.
- Cependant, la relation en mode résonance n’est pas simplement à notre disposition. Hartmut Rosa parle de non-disponibilité (« Unverfügbarkeit »). La réalisation d’une relation de résonance n’est pas planifiable, ne peut être ni fabriquée ni contrôlée. C’est donc un mode de relation qui demande de l’ouverture vers l’autre, une certaine vulnérabilité pour le rejoindre et être rejoint par lui, avec le risque de perturber le besoin continuel de résultats et de rendement prépondérant dans la société occidentale.
- Le sociologue esquisse quatre espaces ou axes de résonance : la résonance horizontale, au travers de l’amour, l’amitié, mais aussi la politique ; la résonance diagonale, qui concerne le travail, l’éducation, le sport et la consommation ; la résonance verticale avec la relation à l’univers, au transcendant, à la religion ; et la résonance avec soi-même, corps, âme et esprit.
- Dans cette approche de la relation au monde, c’est dans la résonance verticale que se situe la question du fondement du monde (« Weltgrund »), et la Bible, avec en son centre l’amour de Dieu permet d’entrer en résonance avec ce fondement.
Hartmut Rosa conclut ainsi : « La religion dispose de ressources pour la relation au monde qui sont aujourd’hui plus importantes que jamais – mais les axes de résonance semblent bien muets ! Nous avons besoin d’une deuxième Réforme radicale. »
Un bel appel pour le renouvellement de la théologie et sa mise en pratique aujourd’hui.
Conclusion
Ce sont trois personnes avec des apports forts dans des disciplines très variées qui ont fait de ces sixièmes journées « Foi et Société » un événement enrichissant et stimulant. Les méditations journalières et la célébration œcuménique à la cathédrale de Fribourg l’ont placé dans un cadre de recueillement orienté vers Dieu. Et quoi de plus approprié pour encourager à expérimenter une vie florissante qui dépend du fait que tout dans ce monde devienne le foyer/l’habitation de Dieu !
Thomas Salamoni