Dans la foulée des révélations d’actes pédophiles chez les baptistes américains qui concernent plus de 700 victimes, les langues se délient aussi ici, en Suisse romande. Des pasteurs et responsables de groupes de jeunes ont abusé d’enfants et notamment de nombreuses jeunes filles outre Atlantique ? Céline (prénom d’emprunt) a connu le même enfer et fait aujourd’hui des analogies avec Mickael Jackson, soupçonné de graves accusations de crimes sexuels sur mineurs : « C’est la même chose pour un responsable d’église : il est comme une star ; tu n’y touches pas ! »
J’avais sept ans...
« J’avais sept ans quand ça a commencé. Cela se passait dans une chambre de sa maison où je passais mes vacances d’été, ainsi que plusieurs week-ends pendant l’année. Ainsi qu’à Noël, Nouvel an ou encore Pâques. Ça a duré jusqu’à mes 15 ans. Il avait au début une quarantaine d’années. » L’homme était un parent, et l’un des anciens d’une communauté dite de frères en France voisine. Un homme connu dans l’église pour sa facilité de parole, des mots directs et pleins d’esprit qu’il partageait avec plaisir à la sortie du culte ou lors d’agapes.
Toujours la nuit
Il y avait l’homme du jour, jovial et sérieux, père de famille attentif... et l’homme de la nuit, qui rejoignait Céline dans sa chambre. Celle-ci se souvient encore avec précision : « La porte s’ouvrait, il venait vers moi, caressait mon corps, m’écartait doucement les jambes. Quelques fois, j’arrivais à les garder serrées, mais il me disait de me détendre, de me laisser faire. Il mettait un doigt dans mon sexe, sa langue. C’était toujours la nuit. Cela durait une éternité. Il y avait sa respiration qui s’accélérait. Puis il allait à la salle de bains, fumait une cigarette sur le balcon, et partait rejoindre sa femme dans son lit. ». Aujourd’hui, sa victime a décidé de parler. Pour dénoncer la culture du secret qui entoure ces abus et ces viols que trop de femmes ont subi enfants dans les milieux évangéliques, dit-elle : « Je connais une trentaine de femmes qui ont été abusées par des proches membres d’églises ou par des responsables bien en évidence sur les bancs des premiers rangs. Elles ne sont pas forcément des femmes de l’Eglise darbyste. Elles proviennent aussi d’autres milieux protestants. »
Le dire, oui, mais à qui ?
Une autre fille de sa communauté chrétienne a vécu quelque chose de similaire avec cet homme. Céline l’a su plus tard. De son côté, elle n’en a jamais parlé jusqu’à ses 18 ans. Pourquoi s’est-elle tue ? La réponse fuse : « Je l’aurais dit à qui ?... » Ses parents ont été les premiers à être mis dans la confidence. « Ils n’ont alors pas su quoi en faire, se souvient-elle. C’était inconcevable qu’une telle chose survienne dans notre communauté. Ils m’ont entendue, mais pas défendue. » Après une année passée en Allemagne où elle a grossi de 20 kilos, elle a revu son abuseur qui l’a fait monter sur un pèse-personne. Désinvolte, cynique, il lui a alors signifié qu’elle ne l’intéressait plus. « C’était comme une ultime humiliation », raconte-t-elle. Par la suite, elle dit avoir cessé de manger, commencé à fumer. « Je me suis voulue sexy et j’ai choisi de provoquer. J’avais le sentiment de choisir, enfin. Mais je suis toujours tombée sur des hommes dominateurs. Comme si mon attitude d’enfant obéissante se répétait. »
L’homme aux commandes
Céline est pourtant rentrée dans le rang. Elle s’est mariée. A eu des enfants. Aujourd’hui en plein divorce, elle dit n’avoir jamais trouvé un homme qui la respecte. « Pour moi, les hommes ont toujours été des personnes d’autorité, à l’église, à la maison... comme au lit. Les abus sexuels vont à mon sens de pair avec les abus d’autorité. » Pourtant, malgré ces circonstances sordides, elle n’a jamais perdu la foi. Et a pu exprimer enfin sa colère il y a six mois, lors d’une séance thérapeutique libératrice menée par une femme qui pratique la relation d’aide : « Précédemment, on m’avait trop répété qu’il fallait que je pardonne. Que c’était la condition de ma guérison. Mais ces conseils m’étaient insupportables ! J’ai d’abord dû exprimer ma douleur ! »
Demander justice
Elle se prend le visage dans les mains, et reprend : « Avec la personne qui me suit, j’ai appris très récemment aussi que j’avais le droit de demander justice à Dieu. Ce que j’ai fait. Cela m’a calmée. Comme apprendre que mon abuseur était mort d’un cancer de la prostate... c’était plutôt ironique, non ? Il était attaqué dans sa virilité qui m’avait tant fait souffrir. » Céline sourit. Puis une ombre passe dans son regard. « Je vais mieux, mais j’aurais eu besoin que ma fratrie exprime son affection quand elle a appris ce que j’avais vécu enfant. Or ce que j’ai entendu, c’est que cela appartenait au passé. Je ne me suis pas sentie reconnue dans ma souffrance. »
Dieu, une mère
Aujourd’hui membre d'une église évangélique internationale à Lausanne, elle dit que la communauté reste pour elle importante. « Je m’y développe. Et j’ai le sentiment que je peux y apporter quelque chose. Je change, je grandis. Et des femmes commencent à venir me parler des abus dont elles ont été victimes. Je les écoute. Je partage avec elles ce désarroi de n’avoir pas bougé alors que nos corps étaient violés. D’avoir subi pareille dévastation. Et je souhaite casser cette culture du secret qui empoisonne et ne permet pas aux enfants et aux jeunes de dire non. » Aujourd’hui, Céline a encore souvent le sentiment « de n’être personne ». Tout n’est donc pas gagné. « Mais je m’adresse à Dieu comme à une mère. Pas un père, une mère. Et ça me fait du bien. »
Gabrielle Desarzens
g.desarzens@bluewin.ch