« Apprivoiser la mort : reportage à Rive-Neuve », par Gabrielle Desarzens

mercredi 29 avril 2015

De quoi est faite cette période de la vie quand les jours sont comptés et que la mort est proche ? Reportage dans le plus petit hôpital de Suisse, une maison spécialisée en soins palliatifs et qui offre un regard apaisé sur ce passage.

Jean-Claude a 56 ans. Infirmier de profession, ce patient en soins palliatifs de l’hôpital Rive-Neuve, à Blonay, indique être aujourd’hui « de l’autre côté » depuis deux mois. « J’ai le HIV et un cancer du côlon avec des métastases au niveau du foie et du poumon. Il n’y a pas de traitement. Il me reste de deux mois à deux ans à vivre. » Confronté à cette échéance, il dit devoir faire des deuils et apprendre à vivre au jour le jour. « Quand j’ai su que j’avais le cancer, je me suis laissé aller. Je ne pesais plus que 45 kilos, je faisais des infections pulmonaires... Je n’aurais pas pu remonter la pente si je n’étais pas venu ici, où j’ai la possibilité de retrouver confiance en moi. » Jean-Claude est ému. « Aujourd’hui, je remercie presque cette maladie qui m’a fait apprendre beaucoup de choses sur moi, et qui me permet d’être plus serein par rapport à la suite. J’avais des blocages depuis tout petit, bien enfouis. Je pensais que j’étais nul dans plein de choses, que je n’avais pas le droit au bonheur... Ici, j’ai pu en parler. » 

Au cœur des choses

L’architecture originale de ce plus petit hôpital de Suisse permet un maximum de lumière. A peine entré dans le bâtiment, on aperçoit déjà les Alpes par les baies vitrées. « On a ainsi le sentiment de ne pas être dans un lieu clos, éteint, mais dans un lieu extrêmement lumineux et vivant », commente l’aumônier François Rosselet qui fait la visite. Sur deux étages, vingt lits accueillent des patients en fin de vie. Dans le hall d’entrée, sur une commode, il y a un livre d’or et une bougie qu’on allume pour signaler un décès. Chaque personne qui vient à la salle à manger juste à côté peut voir la flamme. Il y a donc une présence visible, simple, forte et discrète tout à la fois, de la mort dans le bâtiment.         

L’aumônier présente ensuite la chapelle du lieu, appelée ici le « cœur ». Les colloques ont lieu dans cet endroit calme, « où on essaie de penser les choses de manière profonde, vaste, en lien avec le sens de l’existence, explique-t-il. Car la maladie nous amène au cœur des choses. » Au passage, il rappelle que le mot accompagnement signifie étymologiquement « partager le pain », ce qui est très concret : « Cela veut dire marcher avec l’autre au quotidien, lui permettre de vivre le mieux possible le temps qui lui reste. » Les journées sont rythmées par les repas pris en commun avec le personnel, administration et direction comprises, et par des séances avec la psychologue, l’aumônier ou l’art-thérapeute. De petits salons avec une bibliothèque comme un fumoir ou un grand balcon avec vue sur le lac permettent aux patients et familles de se retrouver et de partager en dehors de l’espace confiné des chambres.  

Dire stop

19h30 au cadran. C’est un des moments de la journée que Patrick préfère. « Des angoisses peuvent remonter avant la nuit, il faut être attentif, mais on peut prendre le temps. » Electricien puis patron de sa propre entreprise, il s’est formé sur le tard comme aide-soignant. Il parle de cette reconversion professionnelle comme d’un appel : « J’ai cette foi et cette confiance qu’on est juste de passage ici, et la paix que je ressens, j’ai envie de la transmettre. Je vois cela comme prendre une barque, traverser un lac et recommencer quelque chose sur l’autre bord. Moi, j’accompagne jusqu’à la barque. La mort, ce n’est pas tabou, c’est juste un passage. » Le soignant masse les jambes de Cédric, 37 ans (1). Banquier de profession, ce patient est aussi un ancien joueur de rugby. Les médecins lui ont découvert une tumeur de la taille d’un pamplemousse au niveau du bassin il y a quatre ans, « là d’où partent les nerfs qui contrôlent les jambes », explique-t-il. Sa maladie est incurable, les médecins ne se prononcent pas sur sa date de fin de vie. « Mais je ne pense pas que celle-ci soit essentielle. A un moment, il faut savoir dire stop », déclare-t-il posément. Après un « craquage mental », il précise avoir cessé de lutter il y a cinq mois environ. Arrêter le rugby a été le plus dur à accepter : « J’avais besoin de cette débauche d’énergie, de cette camaraderie... J’étais sur les terrains tous les week-ends... » La colère, il connaît. Aujourd’hui, il apprivoise la mort qui se rapproche. Les amis restent très importants, comme la famille. Dieu ? « Je lui en ai d’abord beaucoup voulu ; puis j’ai pris du temps pour prier. Maintenant, j’en suis très loin. Si on le met dans la catégorie des potes, c’est l’un de ceux que j’ai perdus. »

Présence silencieuse

22h30 dans la maison. Au bout du couloir, Jean-Claude a réfléchi et veut préciser sa pensée avant de s’enfoncer dans le sommeil : « En venant ici à Rive-Neuve, les premiers jours, je n’avais pas confiance, exprime-t-il. Peu à peu, une lumière que j’ai toujours sentie en moi a commencé à poindre et m’a redonné le moral. Je sens qu’elle est de plus en plus forte. » Il montre sur le mur de sa chambre un tableau qu’il a réalisé avec des images qu’il a découpées lors de séances d’art-thérapie. Tout en bas, il y a un cercueil. « Et puis il y a moi qui essaie d’en sortir. Et sur tout le côté, quelque chose qui représente une dimension spirituelle veille sur moi. »

L’infirmière de nuit a pris la relève, épaulée d’une aide-soignante qui parle de son travail de nuit en termes de « présence silencieuse ». La chatte Cécile vient se frotter à ses jambes avant de l’accompagner dans les chambres.

Gabrielle Desarzens

La thématique des soins palliatifs a été l’objet d’un dossier dans l’émission Hautes Fréquences le dimanche 29 mars sur RTS La Première. Du 30 mars au 3 avril, l’émission A vue d’esprit s’est immergée à Rive-Neuve tous les jours. Dés émissions à découvrir sur le site RTS Religion : www.rts.ch/religion.

Note
1 Cédric est malheureusement décédé depuis la rédaction de cet article.

  • Encadré 1:

    Selon Michel Pétermann, « Il est urgent d’aimer ! » 

    Michel Pétermann est directeur de l’hôpital Rive-Neuve, qui a déménagé en juillet 2012 de Villeneuve à Blonay. Pour lui, deux valeurs clés motivent son équipe interdisciplinaire : la dignité et l’authenticité. « C’est-à-dire considérer le patient comme une personne à part entière et accepter la succession d’émotions qui se bousculent dans une même journée », résume-t-il. 

    Dans ce quartier à Blonay, vous avez rencontré plusieurs oppositions de particuliers avant de pouvoir ouvrir votre maison. Les voisins ne voulaient pas d’un « mouroir » ou d’un « cimetière » à proximité de chez eux... 

    • Oui, il y a eu trente-quatre oppositions qui nous ont freinés pendant quatre ans et demi et fait perdre plus de 4 millions de francs. J’ai invité ces opposants à visiter Rive-Neuve qui était encore en fonction à Villeneuve. Trente d’entre eux ont changé d’avis. Quatre sont restés des irréductibles, dont l’un est décédé dans notre établissement de soins palliatifs. Il est pourtant resté sur ses positions : il a trouvé la maison formidable, mais ne la voulait pas près de chez lui. 

    La fin de vie fait-elle peur ?

    • On est dans un monde où le paraître est très important, où il y a un culte du jeunisme. Ceux qui peuvent posséder un maximum de biens, les étalent... Beaucoup de nos concitoyens pensent pouvoir tout maîtriser. Donc, c’est juste insupportable d’imaginer que la maladie peut frapper, et que la mort un jour surviendra. 

    On peut pourtant jouir de la vie jusqu’au bout ?

    • J’en suis convaincu. Le corps peut perdre beaucoup de ses facultés. Mais une dimension spirituelle au sens large, soit la possibilité de communiquer, de donner du sens à la vie, continue de se développer. Une étude longitudinale faite il y a quelques années par notre psychologue démontrait que plusieurs aptitudes se péjorent en fin de vie, mais que la qualité de celle-ci par contre peut s’améliorer. J’ai fait mienne une parole d’Eric-Emmanuel Schmitt qui dit : « La seule chose que nous apprend la mort est qu’il est urgent d’aimer. » Depuis trente ans, c’est ce que j’apprends jour après jour.
  • Encadré 2:

    Passer du « pourquoi » au « comment » 

    François Rosselet travaille comme aumônier depuis quinze ans pour la fondation Rive-Neuve. « Pourquoi je suis malade ? » « Pourquoi moi ? » Ces questions, il les a entendues. « Mais quand on en reste à ces questions, on n’avance pas, affirme-t-il. Il faut passer du pourquoi au comment : cela encourage à chercher quelque chose et invite à trouver du sens. »  Car pour lui, la fin de vie a ceci de particulier qu’elle fait advenir des questions fondamentales.

    « Apprivoiser la mort » est pour lui une terminologie adéquate pour autant que l’on comprenne que c’est un peu comme avec un lion : même « domptée », la mort doit être considérée avec de la distance. Il reste toujours une certaine crainte qui fait partie de la condition humaine. 

    Le rire enfin illustre la joie qui peut se vivre avec des patients pourtant extrêmement malades : « C’est alors un rire qui englobe, qui met les choses dans une perspective plus large et qui n’a rien du déni », apprécie-t-il.

  • Encadré 3:

    Fiche technique

    Rive-Neuve à Blonay, c’est 89 collaborateurs pour 49 postes à plein temps. L’hôpital comprend en parallèle une clinique de jour et abrite une équipe mobile de soins palliatifs à domicile. Sur mandat cantonal, des formations en soins palliatifs s’y déroulent également.

    Le site de la Fondation Rive-Neuve.

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