« Leymah Gbowee : la ‘guerrière’ de la paix » par Gabrielle Desarzens

vendredi 02 octobre 2015

Colauréate 2011 du prix Nobel de la paix à 39 ans, la Libérienne Leymah Gbowee a contribué à mettre fin à la guerre civile qui a ravagé son pays de 1989 à 2003. Itinéraire d’une mère de famille qui s’est formée et imposée en faveur de la paix à la tête d’une armée de femmes. Fin octobre, Leymah Gbowee donnera plusieurs conférences en Suisse, notamment dans une Eglise de la FREE à Morat.

C’est d’abord un constat : sur les photos de guerre, on remarque souvent les femmes à l’arrière-plan ; elles s’enfuient ou pleurent ; s’agenouillent devant la tombe d’un enfant. « Nous autres, Africaines, sommes le plus souvent marginalisées et dépeintes comme des victimes pathétiques à l’expression hagarde, aux vêtements déchirés, aux seins tombants. Telle est l’image à laquelle le monde est habitué, l’image qui se vend. » Leymah Gbowee a voulu être et montrer autre chose. Alors que son pays, le Libéria, s’enfonce dans la guerre civile, elle paie de sa personne de manière spectaculaire : plusieurs fois réfugiée au Ghana voisin, dévalorisée par le père de ses enfants qui la bat, elle réussit à se relever et à mettre en mouvement une armée de milliers de femmes, chrétiennes et musulmanes, en faveur de la paix. Toutes habillées de blanc, elles organisent de gigantesques sit-in pendant plusieurs mois dans la capitale Monrovia. Leur but : presser le président Charles Taylor de faire cesser les combats dans le pays. Lorsque des pourparlers débutent enfin au Ghana, Leymah s’y invite, accompagnée d’une petite délégation de femmes. Alors qu’aucune décision n’aboutit, elle décide de bloquer les issues du bâtiment où se tient la réunion, de prendre les négociateurs en otages jusqu’à ce qu’un accord soit signé. Elle menace même de se déshabiller devant tout le monde, ce qui représente une terrible malédiction en Afrique. Résultat : les délégués signent enfin un accord de paix... et Charles Taylor prend la fuite. Sur la scène internationale, Leymah est surnommée « La guerrière de la paix » et reçoit en 2011 le prix Nobel de la paix pour sa militance pacifiste.

Entre violence et pauvreté

Le long et difficile combat de Leymah, née le 1er février 1972, résulte d’observations et d’outils qu’elle a su affiner au fil de ses expériences de jeune fille sans formation, de femme réfugiée et de mère qui doit élever ses enfants entre un homme violent et une pauvreté récurrente.

Juste après son diplôme de fin d’études secondaires, un groupe rebelle armé, en provenance de Côte d’Ivoire, traverse la frontière et pénètre dans le comté de Nimba, dans le nord du Libéria. Leur chef, Charles Taylor, déclare vouloir renverser le président Doe. Leymah a alors 18 ans. Pendant 14 ans, les troupes de Charles Taylor sèment au Libéria la terreur et la mort. Les victimes sont multiples : enfants enrôlés comme soldats, femmes harcelées, violées par les miliciens... Leymah vit avec un compagnon qui la bat, alors qu’elle a avec lui ses premiers enfants. A l’accouchement de son troisième bébé, elle n’a pas de quoi payer son hospitalisation et reste une semaine dans le couloir avec son petit contre elle, humiliée, affaiblie, sale. Les gens qui passent lui jettent des pièces et du pain. Dans le livre qu’elle a écrit (1), elle relate des scènes déprimantes où elle est jetée à terre par le père de ses enfants : « Je suis baisée, me suis-je dit à travers mes larmes. Je suis foutue. Tout est fini. »

Elle relève toutefois la tête, trouve la force de quitter cet homme qui la maltraite, et se trouve confrontée à ces questions lancinantes : « Qu’est-ce qui va m’arriver ? Où va ma vie ? Que dois-je faire ? » Elle entreprend alors de se former. C’est d’abord un Programme de guérison des traumatismes et de réconciliation mis en place par l’Eglise luthérienne dont elle est membre, qui l’invite à travailler comme volontaire auprès de réfugiées de guerre. Cette activité se révèle thérapeutique : elle organise des ateliers avec des villageois qui ont souffert pendant la guerre et les incite à raconter leur histoire pour qu’ils prennent conscience de leur situation et des problèmes qu’ils doivent affronter. « Il s’agissait ensuite de leur enseigner des méthodes de résolution de conflits qui leur permettraient d’aider leur communauté. » Les femmes sont des éponges, estime-t-elle alors. « On absorbe tout : le traumatisme de nos familles disloquées, la mort de ceux qu’on aime. On écoute ce que disent nos maris et nos enfants, on observe la destruction de nos communautés et de nos systèmes de croyance, et on s’imbibe aussi de douleur. On retient tout, parce qu’on a besoin d’être fortes, et se plaindre – voire seulement partager – est un signe de faiblesse, mais garder en soi ce genre de douleur handicape autant que nourrir sa colère. »

C’est dans cette première activité professionnelle qu’elle réalise que construire la paix ne signifie pas mettre fin aux combats en se dressant entre deux factions opposées, mais soigner les blessures des victimes, en leur rendant leur force, en leur permettant de redevenir ce qu’elles ont été. « C’est aider les bourreaux à redécouvrir leur humanité, afin qu’ils soient à nouveau utiles à leur communauté. » Construire la paix, pour elle, c’est enfin enseigner qu’on peut résoudre les conflits sans prendre les armes. Cette vision a passé par le feu de son travail auprès d’anciens enfants-soldats infirmes, un autre public qu’elle a dû superviser.

Construction de la paix

En 2001, elle obtient un premier diplôme. « J’avais gagné : j’avais réussi à étudier avec des enfants malades, à la lumière d’une bougie, en dépit du stress et des tensions qu’entraînait la nécessité de trouver un équilibre entre travail et cours, en dépit de la peur de ne pas être à la hauteur », écrit-elle. Elle participe à différentes conférences, où elle rencontre Thelma Ekiyor, du Nigéria, avocate spécialisée dans la résolution de conflits. Avec elle, elle va construire un réseau des femmes pour la construction de la paix, le WIPNET. Pour elle, ce réseau synthétise tout : « On ne peut guérir un traumatisme quand la violence continue, écrit-elle. L’effort essentiel doit porter sur la paix à construire. On ne peut négocier une paix durable sans inclure les femmes dans le processus, mais les femmes ne peuvent devenir des artisans de paix sans lâcher la douleur qui les empêche d’éprouver leur propre force.

« On ne peut négocier une paix durable sans inclure les femmes dans le processus. »

Le soulagement émotionnel ne suffit pas en soi pour créer le changement, mais le WIPNET canalisait cette énergie nouvelle en action politique. C’était le moyen de tout affronter à la fois. » Thelma voit rapidement en Leymah une leader et lui fait changer son regard sur elle-même : elle ne s’est plus vue comme une assistante sociale, mais comme une véritable artisane de la paix. Une formation en politique locale plus tard, elle consacre toute son énergie au WIPNET. Elle rédige la nuit des propositions et rêve recevoir l’ordre de rassembler les femmes afin qu’elles prient pour la paix. Ce qu’elle fait ! Dans la foulée, elle lance officiellement la branche libérienne du WIPNET. Le régime de Charles Taylor étouffe cependant la société civile. Pas d’eau ni d’électricité en ville, aucune liberté d’expression. Toutes les stations de radio et de télévision non contrôlées pas l’Etat sont fermées. Même la musique est censurée... Leymah étend son action discrètement, en utilisant naturellement les réseaux féminins : quand les vendeuses du marché achètent des fruits et légumes aux paysannes en campagne, elles transmettent son message. Et quand elles vendent leurs marchandises en ville, elles le communiquent à leurs clientes. Peu à peu, la peur de Leymah, sa dépression et son sentiment de solitude s’estompent. Elle se trouve propulsée à la tête de femmes qui se battent pour la paix, ce qui remplit et donne sens à son existence.

Manifestations de femmes en blanc

En 2003, de nouvelles violences secouent le pays. Des rebelles font sécession avec les LURD (Libériens unis pour la réconciliation et la démocratie) et s’emparent de villes et de villages dans le sud-est du pays. Meurtres, pillages, viols. Le mouvement de Leymah commence alors à faire des déclarations publiques et invite les femmes du pays à se mobiliser pour la paix tout de blanc vêtues. « Nos exigences n’étaient pas partisanes. Elles étaient simples et claires : le gouvernement et les rebelles devaient déclarer un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel. » Leymah propose la « guerre du sexe » à son armée de femmes, soit de se refuser sexuellement à son partenaire tant que les combats continuent. Elle s’adresse à ses sœurs : « Dans le passé, nous étions silencieuses... mais après avoir été violées, déshumanisées et infectées par des maladies, après avoir vu nos enfants tués et nos familles détruites, la guerre nous a appris que l’avenir repose dans un NON à la violence et un OUI à la paix ! Nous ne céderons pas tant que la paix ne prévaudra pas ! » Le 23 avril, à la tête de plus de 2000 femmes, elle défie Charles Taylor en personne... qui l’invite à s’adresser dans les mêmes termes aux rebelles. Le 16 juin, les négociateurs des parties en conflit signent un accord de cessez-le-feu qui prévoit la mise en place d’un gouvernement de transition. Presque immédiatement, Charles Taylor revient sur sa promesse de quitter le pouvoir. Trois attaques des LURD contre Monrovia y répondent. Avec une telle violence qu’elles sont appelées « Guerres mondiales I, II et III » : tueries, viols et combats de rue dévastent les quartiers pendant des jours de bombardements ininterrompus.

Des pourparlers de paix interviennent enfin au Ghana sous l’égide du Conseil de sécurité des Nations unies. Leymah s’y rend avec un petit groupe de femmes, se voit menacée d’être arrêtée et son sang ne fait qu’un tour : c’est là qu’elle commence à se déshabiller pour montrer son humiliation... et déclencher enfin l’aboutissement des négociations !
Plus tard, Leymah et ses consœurs décident d’étendre leur action au-delà de l’Afrique de l’Ouest à tout le continent et de créer un nouveau WIPNET qui rassemble les femmes d’est en ouest, du nord au sud, pour discuter de leurs problèmes communs et fusionner leurs talents. Cette vision puissante a été appuyée par la prière. Une nuit, Leymah ouvre sa Bible et lit le verset suivant : « N’aie pas peur, tu n’éprouveras plus de honte, ne sois pas confondue, tu n’auras plus à rougir » (Esaïe 54.4). Forte de ce qu’elle reçoit comme un encouragement de la part de Dieu lui-même, elle crée le WIPSEN, soit le Réseau des femmes pour la sécurité et la paix.

La puissance d’un film

En 2006, Leymah perd sa sœur Geneva, qui s’était occupée de ses enfants comme si c’était les siens. Peu après, elle se rend à New York pour faire un discours aux Nations unies. C’est à l’occasion du cinquième anniversaire du vote de la résolution 1325 qui appelle à intégrer davantage de femmes dans les programmes concernant la paix et la sécurité, et qui demande que les pays prennent des mesures particulières pour protéger les femmes et leurs filles de la violence masculine. Une femme prend alors contact avec elle dans l’idée de faire un film sur sa trajectoire et le mouvement des femmes en blanc.... film qui sort le 24 avril 2008 pendant le festival du film de Tribeca à New York, sous le titre « Que tes prières renvoient le diable en enfer » (2). Le succès est au rendez-vous : le film est projeté à Srebrenica en Bosnie, à l’occasion de la Journée internationale de la femme, et à des Indiens du Pérou. Il est montré en Géorgie, en Allemagne, en Afghanistan, en Irak ; des séances interviennent aussi en Corée, aux Pays-Bas, au Brésil, en Afrique du Sud, au Rwanda, au Mexique, en Argentine, dans les Emirats arabes unis, au Kenya, au Cambodge, en Pologne, en Russie. Leymah observe des similitudes étonnantes dans les réactions : « Quelles que soient les différences entre ces pays et ces sociétés, les femmes se reconnaissaient et se mettaient à parler de la manière dont elles pourraient s’unir pour résoudre leurs propres problèmes. Au Soudan, elles ont passé deux heures à discuter du film et elles ont fini par décider de rédiger une déclaration exigeant la paix au Darfour qu’elles feraient signer par un million de femmes... » Le film a aussi été projeté aux Etats-Unis dans des lycées, bibliothèques, lors de conférences universitaires, dans des lieux de culte de toutes confessions et dans plusieurs centaines de villes, « où des jeunes nous ont dit que notre histoire leur avait donné envie de faire quelque chose d’important de leur vie ».

Egalité et éducation des filles

Le 29 août 2010, une petite délégation de femmes, dont Leymah, est accueillie par la présidente Ellen Johnson Sirleaf. C’est une première au Libéria ! Elles obtiennent que soient développées une politique nationale du genre pour promouvoir l’égalité, une unité spécialisée dans les crimes sexuels au sein du ministère de la Justice, une des lois anti-viols les plus sévères d’Afrique et l’instruction primaire gratuite pour les filles.

Leymah n’en reste pas là. En 2012, elle crée au Libéria une fondation pour l’éducation des filles qui envoie des boursières à l’école et à l’université. « Mon mantra dans la vie, c’est ne pas dédaigner les débuts les plus humbles », confiera-t-elle à une journaliste3. Oui, elle a souffert d’avoir été une femme pendant la guerre, de s’être mise en couple trop jeune alors qu’elle se destinait à l’université, d’avoir eu un compagnon violent, des grossesses non désirées ; elle s’est enfoncée tour à tour dans l’alcoolisme, la dépression... mais elle a su faire preuve de résilience ; et emmener des centaines de femmes, sans peur, sur des chemins de paix, « parce que les pires choses nous étaient déjà arrivées ».

Ce portrait est paru dans Gabrielle Desarzens, Parole aux femmes, Au Sud comme au Nord, elles changent le monde, Lonay, StopPauvreté, 2014, p. 13-20.

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