« Evitons de projeter sur Calvin tout ce qui déplaît dans la condition humaine ! » Pour l’historien genevois Michel Grandjean, la réputation de Jean Calvin, principal artisan de la Réforme protestante au XVIe siècle à Genève, n’est plus à faire. Elle est même tellement faite qu’elle frise le ridicule. « Pour une appréhension correcte du personnage, demande le professeur d’histoire du christianisme à la Faculté de théologie de Genève, il importe de replacer cet homme dans son contexte historique. »
Le dictateur du bout du lac ?
Souvent aujourd’hui, on fait de Calvin un autocrate, le dictateur de la cité du bout du lac au XVIe siècle. Pour Michel Grandjean, cette manière d’envisager Calvin a été développée, notamment dans les années 30 du siècle dernier, par l’écrivain d’origine autrichienne, Stefan Zweig. Dans son « Conscience contre violence. Castellion contre Calvin », il fait quasiment endosser au réformateur genevois les traits d’Adolf Hitler et il associe le consistoire, le législatif de l’Eglise réformée genevoise, à une « gestapo des moeurs ». « Il faut voir là, explique Michel Grandjean, une tentative de l’essayiste Zweig de faire feu de tout bois dans sa lutte contre l’idéologie nazie. On peut approuver des deux mains son travail de pamphlétaire, mais on doit se montrer très dubitatif par rapport à ses qualités d’historien. »
En 1536, lorsque Calvin arrive à Genève, la cité vient de se libérer de la tutelle du prince-évêque. C’est une République avec des citoyens qui élisent un exécutif appelé le « Petit Conseil ». A Genève, Calvin est un étranger. Il ne votera pas et ne sera jamais membre de l’exécutif. Il ne recevra la bourgeoisie de la ville que fort tard, quelques années seulement avant sa mort. A l’époque, dans toutes les villes comme dans tous les Etats de l’Europe occidentale, il n’y a pas de séparation des pouvoirs entre le politique et le religieux. Et Calvin, vu ses compétences reconnues de juriste et de théologien, est consulté et sollicité pour rédiger des ordonnances civiles ou ecclésiastiques. En dernier ressort toutefois, c’est le Petit Conseil qui prend les décisions. « En 1553 par exemple, année de la mise à mort de Michel Servet, la majorité du Petit Conseil en a par-dessus la tête de ce « Français » qui prend trop de place à Genève. Et on ne s’embarrasse pas pour contrer Calvin et prendre des décisions auxquelles il ne souscrit pas forcément. »
Calvin « grand inquisiteur » ?
Un nom plombe la réputation de Jean Calvin : celui de Michel Servet. Un nom qui fait du réformateur genevois le « grand inquisiteur » du XVIe siècle. « C’est un des faux-pas du réformateur, relève Michel Grandjean, c’est indéniable ! Mais ce qu’on oublie trop souvent, c’est qu’à cette époque Michel Servet avait sa tête mise à prix dans l’ensemble de l’Europe occidentale. » En France, il était condamné à mort par l’Inquisition romaine qui sévissait depuis le XIIIe siècle, pour son livre « Des erreurs au sujet de la Trinité ». Il en allait de même du côté des cantons suisses où les propos de Servet étaient aussi considérés comme blasphématoires. Où qu’il se rende, Michel Servet voyait sa tête mise à prix ! « A l’époque, ajoute le professeur d’histoire, on n’a pas le droit de blasphémer. Que l’on soit catholique ou protestant, si mon prochain blasphème et que je n’agis pas, je me fais son complice et j’encours à mon tour le châtiment de Dieu. » Seuls quelques francs-tireurs demandent de protéger Michel Servet. Sébastien Castellion, par exemple, affirmera par la suite avec courage : « Tuer un homme, ce n’est jamais défendre une doctrine, c’est tuer un homme ! » Le « Petit Conseil » prendra la décision de brûler Servet, alors que Calvin souhaitait la décapitation, « un châtiment tout de même moins douloureux », commente Michel Grandjean. Sinon personne à Genève ne lèvera le petit doigt contre cette mise à mort.
Un « père la morale » ?
« Si vous connaissiez les sermons de Calvin, vous découvririez qu’il est loin d’être terne. Vif de tempérament, il parle le langage de tous les jours, avec des images fortes et même des propos qui nous paraissent aujourd’hui franchement grossiers. » Dans de nombreux cercles au XVIe siècle, le climat est à une certaine rigueur morale. La découverte personnelle que Jean Calvin fait de l’Evangile refaçonne sa manière de voir Dieu et lui donne une éthique. « Pour le réformateur de Genève, explique Michel Grandjean, on n’a pas le droit de faire n’importe quoi ni avec ce qu’on a, ni avec ce qu’on est ! » Cette rigueur morale peut se montrer pesante parfois dans la société, mais elle se révèle aussi étonnamment libératrice. A Genève, la Réforme entraîne la création de « l’Hôpital », l’ancêtre de l’Hospice général, une institution novatrice qui vient en aide aux plus démunis de la ville. Le consistoire, si décrié, est d’abord une instance de conciliation et de protection du plus faible. A Genève, c’est un cas unique dans l’Europe du XVIe siècle, une femme trompée par son mari peut même obtenir le divorce !
« On s’acharne aujourd’hui sur Calvin sans rendre justice à l’extraordinaire fondateur de civilisation qu’il a été ! » Pour l’historien Michel Grandjean, le réformateur compte sans aucun doute parmi les 10, voire les 5 figures marquantes du XVIe siècle. Il est la personnalité qui a donné à Genève la stature internationale qu’on lui connaît aujourd’hui. « Si la personnalité de Calvin avait été aussi effroyable qu’on la dépeint parfois, comment expliquer qu’en 10 ans, entre 1550 et 1560, l’afflux de réfugiés ait quasiment doublé la population de la ville ? Comment expliquer aussi que durant cette période on se soit pressé de toute l’Europe pour venir assister aux cours de Calvin à l’Académie, l’ancêtre de l’Université, un établissement fondé par l’auteur de l’Institution de la religion chrétienne? »
Serge Carrel
Cet article est paru dans l’édition de septembre 2005 du journal Vivre.