« En relisant mon parcours de vie, je réalise que ce sont les situations extrêmes qui lui ont donné du poids et de l’envergure. » Elizabeth Félix habite la campagne genevoise, un peu en dehors de Jussy. Cette juriste, débordante de vitalité, affiche tout juste 70 printemps. Elle a publié en 2002 aux éditions Labor et Fides son autobiographie : « Cris d’espérance ». Celle qui a passé ces 20 dernières années à accompagner des personnes en fin de vie dans les hôpitaux genevois, déploie dans son livre les deux drames qui ont marqué son existence au fer rouge: la Seconde Guerre mondiale et l’accident qui a fait de son fils un polyhandicapé. Non pour ressasser des souvenirs, mais pour dire que, dans la personne de Jésus-Christ, elle a découvert « l’exemple d’une expérience unique : celle de la résilience ou celle de la guérison du malheur ».
Une enfance mutilée par la guerre
Elizabeth Félix naît en 1933 dans la ville polonaise de Lodz au sud de Varsovie. Elle a 6 ans quand la Seconde Guerre mondiale éclate. Son père dirige alors l’un des hôpitaux de cette importante cité. Elizabeth Félix se souvient des colonnes de prisonniers polonais qui marchaient dans les rues de sa ville. « Ces gens étaient fatigués, mal habillés et abattus. Ils avaient l’air d’animaux qu’on emmène à l’abattoir. » Depuis le balcon de la maison familiale, la petite Elizabeth regardait la guerre. Sans comprendre.
De cette période, Elizabeth Félix se rappelle d’une foule d’images-chocs. De ce garçon juif qui s’écroule devant elle sous les balles des soldats allemands. De ces patrouilles militaires qui poursuivaient des passants et les forçaient à monter dans des camions. De ces nuits sans sommeil, passées dans des bunkers froids et humides à l’abri des bombardements…
En Allemagne sous les bombardements
La guerre tourne. En 1945, les Russes sont aux portes de Lodz. Le 17 janvier, la mère d’Elizabeth prend ses 7 enfants « sous le bras » et part en train vers l’ouest. Le père reste sur place, otage des Allemands. C’est alors une traversée de cette Europe centrale ravagée par les tourments de la guerre. Destination : Prague. Mais le train s’arrête à quelque 200 km de Lodz. Le reste du trajet se fera à pied. Puis de Prague, c’est le départ pour Dresde à nouveau en train. Mais à l’approche de la ville, les bombardements redoublent. La famille prend alors à pied la route de Leipzig. « Tout était détruit, se rappelle Elizabeth Félix. On gambadait à travers les ruines et les cratères. C’était presque volcanique ! »
Aujourd’hui, Elizabeth Félix se souvient que, même entre frères et sœurs, on ne parlait pas des scènes d’horreur de la guerre. « Il fallait tout garder pour soi ! C’est le mal dont a souffert cette génération : en se taisant, on se laissait ronger de l’intérieur par les souvenirs d’horreurs et par la souffrance que l’on ressassait constamment ! »
Un accident rend son fils polyhandicapé
En 1957, après des études mouvementées en Suède, en Angleterre et en Allemagne, la juriste Elizabeth Löffler épouse Jean-Pierre Félix. Le jeune couple reprend une exploitation agricole dans le canton de Genève. Une fille, puis deux garçons voient le jour. En 1964, alors qu’Elizabeth est toujours rongée de l’intérieur par les atrocités de la guerre, elle connaît l’autre drame qui bouleverse son existence. Une immense marmite d’eau chaude, préparée pour le bétail, se renverse sur son troisième enfant, Olivier, 3 ans. « Ce fut un moment d’horreur et d’impuissance. Tout ce qui se passa ensuite fut un affreux cauchemar. »
Olivier était brûlé jusqu’aux os. Il saignait de partout. Il dut subir plusieurs interventions chirurgicales. Au cours de l’une d’elles, il fut victime d’une hémorragie cérébrale qui le laissa hémiplégique. « Nous avons lutté 7 ans pour la survie d’Olivier, se rappelle Elizabeth Félix. Il n’y avait humainement aucun espoir, mais c’est un verdict que nous ne pouvions accepter ! »
Aujourd’hui IMC (infirme moteur cérébral), Olivier a plus de 40 ans. Il mène une vie quasi autonome. Il a trouvé une place dans la société, tant du point de vue professionnel que relationnel. « Olivier est un handicapé heureux. C’est un vrai miracle… »
Résilience et résurrection
Pendant toutes ces années de lutte avec ses souvenirs comme avec son présent, Elizabeth Félix a risqué l’espérance. Elle l’a fait en développant une spiritualité où l’identification à la mort et à la résurrection de Jésus joue un rôle essentiel. Selon Elizabeth Félix, Jésus propose une expérience unique : « Jusque dans sa mort, relève-t-elle, il renonce à propager le mal autour de lui ». Et dans sa résurrection, la juriste genevoise discerne la promesse d’un nouveau départ. « Si nous sommes en relation avec le Christ, il y a quelque chose en nous qui est plus fort que le malheur ! Lorsque nous sommes submergés par lui, nous avons ce pouvoir de créativité qui nous permet de nous relever et de connaître la résilience. En fait de goûter malgré tout à la joie de Pâques ! »
Guérir du malheur ne signifie pas alors revenir à l’état initial. « Nous gardons toujours les séquelles de ce qui nous est arrivé, constate-t-elle. Mais oser la résilience, c’est ouvrir devant nous de nouvelles possibilités de vivre. C’est revisiter le gouffre de ses blessures, puis favoriser le pardon et la réconciliation autour de soi. »
Serge Carrel