Les inégalités se creusent en Hongrie. Et le phénomène saute aux yeux. De nombreux sans-abri dorment dans les parcs de la capitale, où le regard s’arrête aussi sur ces deux femmes, la soixantaine, l’air fatigué, qui balaient la rue devant la terrasse d’un café : « C’est pour toucher l’entier de leur chômage, ou pour compléter leur retraite qui est très faible, puisqu’elle oscille entre 150 et 300 euros par mois », m’explique-t-on. Nous sommes dans le 8è arrondissement de la capitale qui compte un fort taux de tsiganes (ils représentent 10% de la population hongroise ndlr), une population qui reste parmi les plus pauvres et les plus discriminées. Le 19 août dernier, la Hongrie a célébré le 30è anniversaire du démantèlement du rideau de fer. Mais Viktor Orban en a dressé de nouveaux, d’abord tangibles avec barbelés le long de la frontière sud avec la Serbie pour repousser les migrants ; mais aussi des murs à l’intérieur de la population où ils sont toujours plus nombreux à avoir du mal à nouer les deux bouts. Si les Eglises appuient apparemment le pouvoir en place, des figures de résistance en émergent et font entendre leur voix dans leur communauté locale avec un tout petit cercle de fidèles autour d’elles. Car il est difficile de se faire entendre loin à la ronde dans un pays où le Premier ministre et ses proches ont repris en mains la télévision publique, mais aussi près de 80% du paysage médiatique.
« Il faut se battre »
Marta Bolba, pasteure luthérienne, habite dans un lotissement communautaire, qui accueille les laissés pour compte de la société : des personnes âgées, des malades psychiques, des migrants, des tsiganes. Elle déclare dans un demi-sourire être considérée dans son pays comme « un ennemi de l’Etat », même si le premier ministre Viktor Orban exalte l’identité chrétienne comme socle de la nation. « Le christianisme, c’est facile de l’utiliser », déclare-t-elle, le plus jeune de ses trois enfants sur les hanches. Elle a tenté, sans succès, de se faire élire dans son arrondissement. Deux rues plus loin, Gábor Iványi, pasteur méthodiste, est une autre figure emblématique de l’opposition à la politique gouvernementale. Il s’affiche à la tête d’un lieu similaire dédié aux plus pauvres, avec dispensaire médical, dortoir d’urgence, cafeteria et maternelle pour les enfants des sans-abri. Dans la file d’attente, à l’entrée, un homme indique venir ici pour bénéficier de soins médicaux alors qu’il souffre d’un genou. Une femme, la peau claire, fait la queue pour de la nourriture : « Je dors dehors, et c’est difficile, oui, parce nous sommes très nombreux et qu’il faut se battre », dit-elle. Au coin de la rue, un crucifix haut de deux mètres environ est orné de fleurs. Et les églises les plus proches, rénovées, ont très belle allure.
Une « dictature molle »
La barbe rayonnante, le pasteur Iványi pose calmement ses griefs tout en buvant un café : « Les éléments qui sortent du discours de Viktor Orban, notamment contre les sans-abri et les migrants, ce sont des choses qui n’ont strictement rien à voir avec les valeurs chrétiennes. Il y a dans le monde entier plusieurs dirigeants autoritaires qui utilisent le mot « chrétien » pour justifier leur action. En Pologne aussi la chrétienté est utilisée comme paravent par le pouvoir politique. Pourquoi ? Souvent pour des raisons électorales. » Notre pasteur, connu et cité parfois comme la bête noire du premier ministre, a parlé du gouvernement hongrois comme d’une dictature. Exagéré ? « La dictature peut avoir des formes différentes, répond-il de sa voix basse. On n’enlève pas les opposants, on ne les met pas en prison, comme cela a pu être le cas pendant la période communiste. Mais bon, un régime où on a peur de perdre son emploi si on s’exprime sur des sujets politiques, c’est quand même selon moi une dictature dans une forme disons molle. »
L’indicateur de son humanité
Dans la localité de Vác, à une trentaine de kilomètres au nord de la capitale, l’archevêque Miklós Beer est également un critique notoire du gouvernement. Au sein de l’Eglise catholique hongroise, l’une des plus conservatives d’Europe et qui regrouperait 40% des Hongrois, on dit de lui qu’il n’a plus toute sa tête, raconte-t-il en souriant. « Moi, ce qui me dérange, c’est que l’opinion publique croit que ce pays et son gouvernement sont chrétiens juste parce que l’Etat aide à la rénovation des églises, qu’il favorise l’enseignement religieux et que différentes personnalités politiques prennent part à des célébrations et des manifestations religieuses. Mais ce ne sont que des apparences ! » Pour lui, la question migratoire est emblématique de cette instrumentalisation de la religion : « Le gouvernement utilise le christianisme pour dire qu’il faut se défendre contre l’islam ; c’est très dérangeant. Il faut absolument différencier ces discours de la foi chrétienne qui, elle, est une réalité vécue, où le croyant attend de savoir ce que Dieu veut de lui. » Mais le plus grave problème de son pays reste celui des tsiganes, estime-t-il. « Il y a quelques années, j’ai écrit une lettre pour qu’elle soit lue dans les différentes paroisses catholiques. J’y disais notamment ceci : que notre capacité à les intégrer, à les accepter comme nos frères était un bon indicateur de notre humanité ». Dans le jardin du palais épiscopal et avant de prendre congé, il montre un tout petit sapin qu’il a planté. Un symbole, dit-il ! Qu’est-ce qui doit donc pousser absolument en Hongrie ? « La solidarité », répond-il sans l’once d’une hésitation.
Gabrielle Desarzens
Cet article a été publié en version courte dans les colonnes du Courrier le vendredi 30 août 2019.
Le reportage a fait l’objet de l’émission Hautes Fréquences de dimanche 1er septembre à 19h sur RTS La Première et de l’émission Babel du dimanche 8 septembre à 11h sur RTS Espace 2.