Il a arpenté plusieurs conflits dans sa carrière journalistique. Correspondant de guerre pendant plus de 25 ans, il a couvert la plupart des conflits des années 70, 80 et 90. Au début des années 80, il a d’ailleurs cofondé et dirigé Reporters sans frontières. Il a aujourd’hui 77 ans mais reste un témoin très attentif à ce qui ébranle notre monde, comme la compétition à outrance, l’égoïsme triomphant, le consentement à la souffrance d’autrui.
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Jean-Claude Guillebaud, vous commencez dans votre dernier livre par parler d’une véritable course vers plus d’inégalités. Qu’entendez-vous par là ?
C’est une question que je porte depuis très longtemps et qui me trouble. Les essayistes américains que j’ai étudiés m’ont aidé à comprendre que les inégalités avaient commencé à progresser de manière inquiétante aux Etats-Unis dès la fin des années 60. Pour vous donner un ordre de grandeur, on considérait alors que pour être à la fois un bon capitaliste et un bon chrétien, il ne fallait pas, dans une entreprise, que l’écart entre les salaires soit supérieur à un rapport de 1 à 20. C’était déjà beaucoup. Mais on est passé très rapidement à un rapport de 1 à 80, cinq ou six ans plus tard. Puis de 1 à 300 dans la décennie qui a suivi. Et cela a continué d’augmenter pour arriver à des rapports incroyables. La même croissance des inégalités est ensuite arrivée chez nous en Europe !
- Vous dites aussi que tout nous indique que l’indifférence aux droits humains les plus essentiels gagne du terrain sur la planète…
C’est lié aux inégalités : ce sont les organisations non gouvernementales qui ont découvert que la haine envers les pauvres augmentait. La « pauvrophobie » : ce mot est entré dans le vocabulaire des médias il y a cinq ou six ans. Et on rend les pauvres coupables de leur sort. C’est une régression de la réflexion et de la pensée qui est inimaginable !
- Face à ce constat, vous prônez la douceur…
J’ai découvert l’œuvre d’un prince russe qui s’appelle Pierre Kropotkine, un passionné de géographie au début du 20è siècle. Il s’est intéressé au premier livre de Darwin qui ne mettait non pas en avant la loi du plus fort, mais qui pensait que la théorie de l’évolution permettait de récuser au bout du compte la brutalité de celle-ci. C’est-à-dire qu’une société qui prend le parti de coopérer plutôt que d’être dans le combat permanent est beaucoup plus apte à durer, beaucoup plus stable et solide qu’une société qui a fait de la compétition le cœur même de sa vision du monde. Kropotkine a inventé d’ailleurs le mot « entraide ». Or pour répondre à votre question, la douceur est capable de prendre en compte la nécessité de l’entraide, la nécessité de la générosité. Car la première richesse d’une société, quelle qu’elle soit, c’est la cohésion sociale. Et non pas l’accès à la mer ou les richesses de son sous-sol. Une société capable de résister aux chocs est largement imprégnée par le respect.
- Certains en appellent à la tendresse… La douceur n’est-elle pas une notion tout aussi mièvre ?
Pour moi, ces deux notions sont proches de ce qui sépare l’espoir et l’espérance. L’espoir est un état d’esprit, l’espérance est une décision. Je crois que dans la douceur, il y a une forme de décision. Alors que la tendresse tient plus de l’état d’esprit.
- Au milieu de votre livre, vous avez ces mots étonnants : « C’est la douceur qui est le cœur vivant du christianisme »…
Bien sûr. Il ne faut pas oublier que ce qui a permis au christianisme de durer 2'000 ans, c’est la douceur ! Cela a été la force du christianisme. Nous avons eu besoin en fait à la fois d’une Eglise qui existe, et de chrétiens mystiques, courageux qui, de siècle en siècle, sont venus rappeler à l’Eglise ses propres devoirs et sa propre vocation. Or sa vocation n’est pas d’être une institution puissante, mais de porter le message évangélique. De le défendre. De le protéger. Et de l’interpréter dans le bon sens du terme.
- Votre propos final est de dire que le meilleur peut encore arriver. De quoi dépend cet hypothétique meilleur ?
De chacun de nous ! Le poète Hölderlin (Friedrich Hölderlin, ndlr) disait : «Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». C’est une phrase magnifique ! Et regardez chez nous en effet : là où croît l’inégalité, nait par contre-coup quelque chose qui nous sauve. Et c’est vrai ! Ce n’est pas être idéaliste ou niais que de dire cela, c’est considérer que cela se passe ! Et cela emprunte assez souvent le véhicule et l’expression de la douceur.
Propos recueillis par Gabrielle Desarzens dans Babel, une émission de RTS Espace 2. A écouter ici.
1 « Entrer dans la douceur », de Jean-Claude Guillebaud, L’iconoclaste, Paris : 2021