« J’ai commencé à écrire en 2017 pour pouvoir partager ce que j’ai vécu et me sentir mieux », dit-il en s’attablant dans la petite cafétéria silencieuse de la bibliothèque de la Chaux-de-Fonds, où il m’a donné rendez-vous. Abdullahi Osmail, un jeune Somalien de 25 ans, pose devant lui un carnet grand format. Sous sa couverture cartonnée noire, des dizaines de pages manuscrites y déroulent le récit de son voyage, d’une encre tour à tour bleue, rouge, orange, noire aussi … : « Quand je pense à l’âge que j’ai et à ce que j’ai vécu, dit-il en tournant les pages de ses doigts fins, il y a quelque chose qui ne colle pas … mais j’ai réussi mon voyage. »
Mon regard s’arrête sur la marque de corde inscrite sur son avant-bras gauche : « En Lybie, on attachait les gens qui ne payaient pas. J’ai aussi dans le dos des cicatrices de cigarettes écrasées, et des traces de coups de barres à mine sous les pieds…» La douceur de la voix contraste avec la réalité terrifiante qu’il décrit. Comment a-t-il fait pour endurer tout cela, alors qu’il avait entre 15 et 18 ans? « J’ai gardé espoir, même dans les pires moments, avance-t-il calmement. Ma religion m’a aussi beaucoup aidé. Mon père, qui était un mollah, m’a appris à résister intérieurement. »
Abdullahi Osmail a fait de la bibliothèque de la Chaux-de-Fonds son lieu de prédilection. Un bonjour par-ci, une poignée de mains par-là, le jeune homme est visiblement chez lui, ici. C’est là, surtout, qu’il a fait la connaissance de Caroline, une bibliothécaire qui l’accompagne dans son travail d’écriture : « Caroline et son mari sont comme des membres de ma famille », dit-il, le sourire dans la voix.
La fin de l’enfance
Son odyssée commence à 15 ans. Il vend le fusil de son père, donne la moitié à sa mère et prend la route, avec 250 dollars en poche : « C’est là que j’ai décidé de quitter la Somalie, pour aider ma famille. »
Né en 1995 à Garowe, au nord-est de Mogadiscio, Abdullahi y a vécu jusqu’au décès de son père avec sa mère et ses quatre frères et sœurs. S’il saute le pas, c’est qu’il n’a aucun moyen d’aider les siens. La femme chez qui il vivait depuis l’âge de onze ans, suite au cancer qui a emporté son père, ne l’aidera plus à payer son écolage : elle est partie vivre au Kenya. Sans ressources, sa mère ne peut rien pour lui. Alors pour pouvoir terminer ses études secondaires, il a finalement plaidé sa cause auprès du directeur. En vain.
Première étape, l'Ethiopie
Sans papiers, Abdullahi arrive à la frontière, paie un passeur 20 dollars, contourne les postes de contrôle, et entre en Ethiopie. Un bus le conduit sur 780 km à Addis-Abeba, la capitale, où il tombe sur des gens de son village qui l’hébergent. Il se renseigne et parvient à négocier avec le chef des passeurs ses 150 derniers dollars pour rejoindre Khartoum, au Soudan, à 1400 km de là. Mais arrêté au poste-frontière éthiopien de Métemma, il est emmené à la prison d’Addis Abeba. Faute d’argent pour payer la caution, il y croupit trois mois, seul et maltraité, avant d’être renvoyé à Tog Wajaale, au poste-frontière somalien, à 688 km de là.
Retour à la case départ. Sans le sou, il dort près d’un supermarché, puis rencontre un étudiant somalien, qui lui offre le bus pour Addis-Abeba. A nouveau hébergé dans la capitale par ses compatriotes, il contacte une seconde fois le chef des passeurs, tente à nouveau le voyage vers Khartoum, « mais le policier qui travaillait avec le passeur avait trop bu et n’est pas venu nous chercher au poste-frontière de Métemma. »
Le quartier des criminels
Pour Abdullahi, la conséquence sera terrible : reconnu par le gardien de la prison d’Addis-Abeba où il est emmené pour la seconde fois, il est soupçonné de travailler avec les passeurs et incarcéré trois mois dans le quartier des criminels. « J’ai été battu et torturé avec des jets d’eau glacée. Les prisonniers m’y attendaient pour me racketter, et comme je n’avais pas d’argent, je devais mettre mains et genoux par terre et j’étais battu », chuchote le jeune Somalien. Des étudiants ont rejoint la cafétéria. Un rayon de lumière perce dans ses yeux noirs.
Libéré en juillet 2010, Abdullahi retourne pour la troisième fois voir le passeur. Vu sa ténacité, ce dernier accepte de l’embarquer gratuitement. La troisième tentative sera la bonne : il arrive enfin à Khartoum. Mais de là, les prix pour relier le sud-est de la Lybie prennent l’ascenseur : « C’est mille euros pour Al-Koufra. » Sans le sou, il négocie : « Je devais trouver la moitié. Par chance, des Somaliens m’ont aidé à réunir la somme. »
Le racket des passeurs
Mais la route ne se fera pas d'une traite. Les passeurs arrêtent le convoi et leur demandent à nouveau 1'000 dollars, du racket pur et simple : « C’était le pire… Chaque vendredi, ils battaient ceux qui ne pouvaient pas payer. Je suis resté bloqué cinq mois dans le désert. » Heureusement, le 15 février 2011, c’était le début de la révolution en Libye. Les passeurs, effrayés, ne voulaient pas rester là et finissent par les laisser passer.
Au début de la guerre civile libyenne, Abdullahi reste confiné au commissariat d’Al-Koufra, au sud-est du pays. En mai 2011, il est conduit à Benghazi, au bord de la Méditerranée, à quelque 556 km de là, puis transféré à la prison militaire de Ganfouda : « On était nonante par cellule, sans pouvoir sortir, ni avoir accès à des soins. » Il essaie à deux reprises de s’échapper : « J’ai été battu sous les pieds et le directeur de la prison m’a dit qu’il me tuerait si je recommençais. »
Un jour, Abdullahi rencontre un « patron » venu chercher des prisonniers « qui avaient payé 1'000 dollars pour sortir. Je lui ai raconté mon histoire et il m’a dit de le suivre. Il nous proposait de voyager en avion. » Pour rassurer les autres prisonniers effrayés de prendre l’avion, le « patron » met Abdullahi sur un vol Benghazi-Tripoli.
Abdullahi est resté deux mois et demi au centre de détention "al-Hamra", au sud-ouest de Tripoli. | © HRS
Arrivé sur place, il trouve à se loger dans une maison où sont hébergés des Ethiopiens et des Somaliens candidats au départ. Mais, l’un d’entre eux, sans papiers, est interpellé en ville et la police vient arrêter tous les occupants. Abdullahi se retrouve au centre de détention "al-Hamra" à Gheryan, à 90 km au sud-ouest de Tripoli, géré par l'agence de lutte contre l'immigration illégale. « On y était battus et maltraités. Heureusement, l’ambassade de Somalie nous a fait libérer au bout de deux mois et demi. »
Une traversée périlleuse
De retour à Tripoli, il réussit à survivre sans se faire arrêter, après avoir fait la connaissance d’un Somalien qui accepte de l’héberger. La Méditerranée est la prochaine frontière : « Entre 2011 et 2013, j’ai fait six tentatives avant la bonne. » En mai 2013, il s’embarque, avec 90 personnes, sur un grand pneumatique. La traversée entre Tripoli et Catane, en Sicile, dure trois jours : « Il faisait nuit quand le bateau a cédé. Les gens criaient et pleuraient. Le capitaine a envoyé des signaux de détresse et un bateau de sauvetage italien nous a secourus. »
Durant les 72 heures de la traversée, Abdullahi est entassé avec les autres passagers sans pouvoir bouger, un enfant sur les genoux. « Arrivé à l’hôpital de Catane, les médecins ont dû e placemr un cathéter pour faire pipi. » Le médecin l’avertit alors qu’un policier va venir l’emmener. « Je me suis enfui, car je ne voulais pas que mes empreintes soient prises. Je savais que je ne pourrais plus demander l’asile ailleurs qu’en Italie. »
Epuisé, il reste un mois au centre de réfugiés de Catane, sous l’identité d’un Somalien ayant quitté le centre. Puis, il se lance, prend un bus pour Milan, puis un train pour la Suisse. Il n’a pas encore 18 ans. « Je suis arrivé en juillet 2013 au centre de Chiasso, où je suis resté un mois, avant d’arriver au centre de Couvet où j’ai appris le français. »
Quatre ans se sont écoulés entre son départ de Somalie et le jour où il a posé ses valises à La Chaux-de-Fonds. Installé depuis août 2014 dans la capitale horlogère, Abdullahi a dû se battre pour s’intégrer. Dès son arrivée, il s’est engagé dans différentes associations, pour aller à la rencontre des gens : « Ils m’ont beaucoup aidé à communiquer et à comprendre la Suisse. »
« Je vais mieux... »
Dans la fratrie, il est aujourd’hui le seul garçon encore en vie. Ses deux frères aînés sont décédés. « Mon deuxième frère est mort du cancer lorsque j'étais en prison en Libye », lâche-t-il, avec un filet de voix. Abdullahi a été suivi quatre ans et demi pour dépression, « ce poison qui vous tue de l’intérieur… Aujourd’hui, dit-il au bout d'un long silence, je vais mieux. »
Au bénéfice d’un permis F, le jeune Somalien sait qu’il est admis ici à titre provisoire, « mais c’est déjà ça ». Il rêve aujourd’hui de se former comme assistant socio-éducatif et de trouver un éditeur pour ce travail d’écriture qu’il aimerait terminer, pour « contredire certains qui pensent que je suis arrivé ici facilement… »
« J’ai commencé à pouvoir aider ma famille. J’appelle ma mère chaque week-end, mais je ne lui ai jamais montré ma souffrance. »
Carole Pirker/cath.ch