Depuis une vingtaine d’années, des centaines d’abus sexuels ont eu lieu, généralement sur des enfants ou des adolescents, dans de nombreuses Eglises évangéliques membres de la Convention baptiste du Sud, aux Etats-Unis (1). Ceux-ci impliquent quelque 400 responsables et 700 victimes.
En Suisse romande, des langues se délient et montrent que, ici, les Eglises évangéliques ne sont pas non plus épargnées par de tels drames. Cette situation n’étonne pas Catherine Wüthrich, infirmière et conseillère en relation d'aide à Yverdon-les-Bains : « Je n’ai pas de statistiques à propos de la Suisse romande. Mais des personnes se sont ouvertes à moi à ce sujet, et j’ai aussi eu à intervenir dans des Eglises évangéliques. »
L’être humain est fait pour la relation. Il a le besoin fondamental de s’attacher. Mais il possède en lui un autre besoin tout aussi fort : celui de se protéger contre tout danger. Ce mécanisme provient du cerveau qui analyse les données et choisit les stratégies qui lui semblent bonnes. Il permet de lutter notamment contre les sentiments de désarroi, de dégoût, de peur, d’impuissance et d’incompréhension. Un de ces mécanismes dits « de défense » est le déni qui fait dire : « Non ! Cela ne se passe pas chez nous. Non ! Ce n’est pas possible ! » Celui-ci permet de conserver le lien sans y mettre fin, tout en mettant de côté ce qui gêne.
Attitudes fautives
Ceci pourrait expliquer les attitudes fautives de certaines Eglises. Voici quelques exemples.
- L'utilisation du texte biblique « celui qui est uni au Christ est une nouvelle créature. Ce qui est ancien a disparu. Voici, ce qui est nouveau est déjà là » (2 Corinthiens 5.17) comme pare-feu pour éviter d’affronter un comportement dont elles ne savent pas que faire.
- Elles font preuve d’une certaine naïveté en acceptant toute personne qui désire travailler avec des enfants, sans se questionner à propos des motivations de cette personne.
- A cause du lien qui unit les responsables entre eux, elles peinent à reconnaître qu’elles n’arrivent pas à confronter l’un des leurs, par peur de le perdre. Elles tentent de régler le problème à l’interne, sans que les responsables ne se positionnent clairement, car « il faut s’aimer et manifester la grâce ».
- Elles absolvent la personne qui, après avoir été dénoncée, se repent. Elles pardonnent et passent à autre chose.
- Elles demandent à la victime si celle-ci a pardonné. Elles encouragent la victime à pardonner et à « tourner la page ». Cette attitude est considérée à tort comme une sorte de baguette magique qui fait disparaître le problème. Dans toutes ces situations, il y a non-assistance à personne en souffrance, tant au niveau de la victime que de la personne qui a abusé sexuellement de l’enfant.
Maltraitant parce que maltraité
« Aujourd’hui, on sait qu’une personne devient maltraitante parce qu’elle a elle-même été maltraitée durant son enfance, explique Catherine Wüthrich. La maltraitance prend la forme d’abus, mais aussi de négligence. Ttous les enfants maltraités ne deviennent toutefois pas violents à leur tour. » En fait, lorsqu’un enfant est abusé sexuellement, il subit un traumatisme qui va prétériter son développement du cerveau. Cela va provoquer des manques dans l’acquisition de certains stades de la croissance émotionnelle et physiologique de l’adulte en devenir. Un de ces points importants est la capacité à l’individuation (2).
Au moment où il subit un abus sexuel, un enfant se sent désemparé. Comme il n’a pas encore une compréhension claire de ce qui est bien et de ce qui est mal, il se retrouve submergé par toutes sortes d’émotions puissantes et contradictoires : du dégoût, de la douleur, du plaisir, de l’impuissance, de la honte, de la peur. Il se sent trahi, stigmatisé, différent des autres, coupable et sale. Un des mécanismes mis en place, lorsque la maltraitance se répète de manière régulière, est la dissociation. L’enfant va pour ainsi dire se désolidariser d’une partie de lui-même. Ce phénomène est maintenant reconnu comme un domaine large et complexe de la psychologie.
« L’enfant abusé change de comportement, ajoute Catherine Wüthrich. Il perd sa capacité à faire confiance, il devient plus agressif et moins curieux, il prend peur, il ‘sabote’ les relations avec son entourage, il domine ou se laisse dominer. Il y a en lui une partie sociable qui cohabite avec une partie blessée et honteuse, et aussi une autre partie qui a intégré les mensonges venant de l’abus subi. C’est cette partie-ci qui devient maltraitante. De plus, cinquante pour cent des enfants abusés développent des problèmes avec leur identité sexuelle. » Si un enfant abusé n’est pas compris et aidé, il restera enfermé dans son traumatisme. Par contre, les enfants abusés qui sont crus, compris et aidés développent des capacités de résilience (3) et sont capables de faire des choix de vie positifs.
Des adultes « inachevés »
Les adultes qui ont été sexuellement abusés dans leur enfance, mais qui n’ont pas été aidés, développent une culpabilité et une honte toxique, favorisant la solitude et les dépendances – automédication contre la souffrance intérieure. Leur sexualité est souvent un lieu de souffrance plutôt que d’épanouissement. La formation de leur personnalité et leur individuation restent inachevées. Ils sont incapables de vivre pleinement par eux-mêmes. Certains se retrouvent comme emprisonnés dans une sorte d’adolescence éternelle. Lorsqu’ils ont vécu une dissociation de leur personnalité, ces adultes possèdent non seulement une partie résiliente, mais aussi une partie souffrante, une mémoire traumatique avec une facette abusive dont ils ne sont pas toujours conscients. Mais cette facette abusive prend parfois le dessus, et la personne se maltraite elle-même ou maltraite l’autre.
Ainsi, des adultes à la personnalité inachevée se sentent particulièrement à l’aise en compagnie d’enfants ou d’adolescents. Ils cherchent à pratiquer des activités en lien avec les classes d’âge dont ils se sentent proches. Ils sont attirés par les activités qui incluent des enfants.
Etymologiquement, le terme « pédophile » signifie « qui aime les enfants ». Mais il désigne aujourd’hui une personne qui a passé à l’acte en ayant transgressé les limites de la loi – elle recherche et pratique des relations sexuelles avec des enfants. « Toute personne attirée par les enfants ne passe pas forcément à l’acte, précise Catherine Wüthrich. Mais beaucoup essayent de se retenir jusqu’au moment du dérapage. Si ces personnes pouvaient parler de leur combat, il serait possible de les aider.»
Certains ne savent pas dire « non »
Parmi les enfants, certains ont un risque accru d’être victimes d’abuseurs. « Un enfant bien dans sa peau, sûr de lui, a bien moins de risques qu’un enfant timide, sujet de moquerie ou de rejet de la part de ses pairs, explique Catherine Wüthrich. Les abuseurs repèrent cela et savent en jouer. »
Certains enfants ne savent pas dire « non » ou se sentent piégés dans des situations particulières. Par exemple, un enfant qui s’épanouit dans un sport risque de ne pas oser dire « non » à un entraîneur abuseur, parce qu’il a un besoin impérieux d’être en lien pour apprendre. De plus, il craint de décevoir la personne avec laquelle il a créé un lien de confiance et de voir cette personne le laisser tomber. L’enfant est donc piégé ; et cela s’appelle l’emprise. Une telle situation se produit lorsqu’une personne exerce un pouvoir sur une autre et l’amène consciemment à faire ce qu’elle ne veut pas.
« Il est temps que les Eglises sortent du déni et deviennent acteurs dans ce domaine défiant des abus sexuels, relève Catherine Wüthrich. Car Dieu a des réponses face à des situations qui n’auraient jamais dû se passer. Jésus est mort et il est ressuscité afin que la vie puisse triompher et balayer toute forme de fatalisme dans la vie des personnes en souffrance. »
Claude-Alain Baehler