« Abus sexuels dans les Eglises : comprendre afin de prévenir» par Claude-Alain Baehler

lundi 09 septembre 2019

Suite aux révélations d’abus sexuels pratiqués dans des Eglises évangéliques aux Etats-Unis, la question des abus se pose également dans les milieux évangéliques de Suisse romande. Ceux-ci existent, et les Eglises ne savent généralement ni les prévenir, ni les gérer. Mais elles peuvent apprendre à être très utiles dans ce domaine. Cet article est paru dans le journal Vivre de mai-juin 2019. Un dossier  consacré aux abus sexuels en milieu évangélique a été constitué sur lafree.info.

Depuis une vingtaine d’années, des centaines d’abus sexuels ont eu lieu, généralement sur des enfants ou des adolescents, dans de nombreuses Eglises évangéliques membres de la Convention baptiste du Sud, aux Etats-Unis (1). Ceux-ci impliquent quelque 400 responsables et 700 victimes.

En Suisse romande, des langues se délient et montrent que, ici, les Eglises évangéliques ne sont pas non plus épargnées par de tels drames. Cette situation n’étonne pas Catherine Wüthrich, infirmière et conseillère en relation d'aide à Yverdon-les-Bains : « Je n’ai pas de statistiques à propos de la Suisse romande. Mais des personnes se sont ouvertes à moi à ce sujet, et j’ai aussi eu à intervenir dans des Eglises évangéliques. »

L’être humain est fait pour la relation. Il a le besoin fondamental de s’attacher. Mais il possède en lui un autre besoin tout aussi fort : celui de se protéger contre tout danger. Ce mécanisme provient du cerveau qui analyse les données et choisit les stratégies qui lui semblent bonnes. Il permet de lutter notamment contre les sentiments de désarroi, de dégoût, de peur, d’impuissance et d’incompréhension. Un de ces mécanismes dits « de défense » est le déni qui fait dire : « Non ! Cela ne se passe pas chez nous. Non ! Ce n’est pas possible ! » Celui-ci permet de conserver le lien sans y mettre fin, tout en mettant de côté ce qui gêne.

Attitudes fautives

Ceci pourrait expliquer les attitudes fautives de certaines Eglises. Voici quelques exemples.

  • L'utilisation du texte biblique « celui qui est uni au Christ est une nouvelle créature. Ce qui est ancien a disparu. Voici, ce qui est nouveau est déjà là » (2 Corinthiens 5.17) comme pare-feu pour éviter d’affronter un comportement dont elles ne savent pas que faire.
  • Elles font preuve d’une certaine naïveté en acceptant toute personne qui désire travailler avec des enfants, sans se questionner à propos des motivations de cette personne.
  • A cause du lien qui unit les responsables entre eux, elles peinent à reconnaître qu’elles n’arrivent pas à confronter l’un des leurs, par peur de le perdre. Elles tentent de régler le problème à l’interne, sans que les responsables ne se positionnent clairement, car « il faut s’aimer et manifester la grâce ».
  • Elles absolvent la personne qui, après avoir été dénoncée, se repent. Elles pardonnent et passent à autre chose.
  • Elles demandent à la victime si celle-ci a pardonné. Elles encouragent la victime à pardonner et à « tourner la page ». Cette attitude est considérée à tort comme une sorte de baguette magique qui fait disparaître le problème. Dans toutes ces situations, il y a non-assistance à personne en souffrance, tant au niveau de la victime que de la personne qui a abusé sexuellement de l’enfant.

Maltraitant parce que maltraité

« Aujourd’hui, on sait qu’une personne devient maltraitante parce qu’elle a elle-même été maltraitée durant son enfance, explique Catherine Wüthrich. La maltraitance prend la forme d’abus, mais aussi de négligence. Ttous les enfants maltraités ne deviennent toutefois pas violents à leur tour. » En fait, lorsqu’un enfant est abusé sexuellement, il subit un traumatisme qui va prétériter son développement du cerveau. Cela va provoquer des manques dans l’acquisition de certains stades de la croissance émotionnelle et physiologique de l’adulte en devenir. Un de ces points importants est la capacité à l’individuation (2).

Au moment où il subit un abus sexuel, un enfant se sent désemparé. Comme il n’a pas encore une compréhension claire de ce qui est bien et de ce qui est mal, il se retrouve submergé par toutes sortes d’émotions puissantes et contradictoires : du dégoût, de la douleur, du plaisir, de l’impuissance, de la honte, de la peur. Il se sent trahi, stigmatisé, différent des autres, coupable et sale. Un des mécanismes mis en place, lorsque la maltraitance se répète de manière régulière, est la dissociation. L’enfant va pour ainsi dire se désolidariser d’une partie de lui-même. Ce phénomène est maintenant reconnu comme un domaine large et complexe de la psychologie.

« L’enfant abusé change de comportement, ajoute Catherine Wüthrich. Il perd sa capacité à faire confiance, il devient plus agressif et moins curieux, il prend peur, il ‘sabote’ les relations avec son entourage, il domine ou se laisse dominer. Il y a en lui une partie sociable qui cohabite avec une partie blessée et honteuse, et aussi une autre partie qui a intégré les mensonges venant de l’abus subi. C’est cette partie-ci qui devient maltraitante. De plus, cinquante pour cent des enfants abusés développent des problèmes avec leur identité sexuelle. » Si un enfant abusé n’est pas compris et aidé, il restera enfermé dans son traumatisme. Par contre, les enfants abusés qui sont crus, compris et aidés développent des capacités de résilience (3) et sont capables de faire des choix de vie positifs.

Des adultes « inachevés »

Les adultes qui ont été sexuellement abusés dans leur enfance, mais qui n’ont pas été aidés, développent une culpabilité et une honte toxique, favorisant la solitude et les dépendances – automédication contre la souffrance intérieure. Leur sexualité est souvent un lieu de souffrance plutôt que d’épanouissement. La formation de leur personnalité et leur individuation restent inachevées. Ils sont incapables de vivre pleinement par eux-mêmes. Certains se retrouvent comme emprisonnés dans une sorte d’adolescence éternelle. Lorsqu’ils ont vécu une dissociation de leur personnalité, ces adultes possèdent non seulement une partie résiliente, mais aussi une partie souffrante, une mémoire traumatique avec une facette abusive dont ils ne sont pas toujours conscients. Mais cette facette abusive prend parfois le dessus, et la personne se maltraite elle-même ou maltraite l’autre.

Ainsi, des adultes à la personnalité inachevée se sentent particulièrement à l’aise en compagnie d’enfants ou d’adolescents. Ils cherchent à pratiquer des activités en lien avec les classes d’âge dont ils se sentent proches. Ils sont attirés par les activités qui incluent des enfants.

Etymologiquement, le terme « pédophile » signifie « qui aime les enfants ». Mais il désigne aujourd’hui une personne qui a passé à l’acte en ayant transgressé les limites de la loi – elle recherche et pratique des relations sexuelles avec des enfants. « Toute personne attirée par les enfants ne passe pas forcément à l’acte, précise Catherine Wüthrich. Mais beaucoup essayent de se retenir jusqu’au moment du dérapage. Si ces personnes pouvaient parler de leur combat, il serait possible de les aider.»

Certains ne savent pas dire « non »

Parmi les enfants, certains ont un risque accru d’être victimes d’abuseurs. « Un enfant bien dans sa peau, sûr de lui, a bien moins de risques qu’un enfant timide, sujet de moquerie ou de rejet de la part de ses pairs, explique Catherine Wüthrich. Les abuseurs repèrent cela et savent en jouer. »

Certains enfants ne savent pas dire « non » ou se sentent piégés dans des situations particulières. Par exemple, un enfant qui s’épanouit dans un sport risque de ne pas oser dire « non » à un entraîneur abuseur, parce qu’il a un besoin impérieux d’être en lien pour apprendre. De plus, il craint de décevoir la personne avec laquelle il a créé un lien de confiance et de voir cette personne le laisser tomber. L’enfant est donc piégé ; et cela s’appelle l’emprise. Une telle situation se produit lorsqu’une personne exerce un pouvoir sur une autre et l’amène consciemment à faire ce qu’elle ne veut pas.

« Il est temps que les Eglises sortent du déni et deviennent acteurs dans ce domaine défiant des abus sexuels, relève Catherine Wüthrich. Car Dieu a des réponses face à des situations qui n’auraient jamais dû se passer. Jésus est mort et il est ressuscité afin que la vie puisse triompher et balayer toute forme de fatalisme dans la vie des personnes en souffrance. »

Claude-Alain Baehler

Notes
2 Individuation: processus psychologique par lequel un individu se crée et se distingue des autres individus. Il découvre et intègre les différents éléments de sa personnalité, afin de devenir une unité autonome. Il voit l’autre comme un être comme lui, mais différent de lui. Cela favorise le respect de l’intégrité de l’autre.
3 Résilience: capacité psychologique à rebondir après avoir subi un traumatisme.
  • Encadré 1:

    Bio expresse de Catherine Wüthrich

    Catherine Wüthrich, mariée, mère de deux enfants adultes et ancienne infirmière, est conseillère en relation d'aide, formatrice et conférencière dans le domaine de la maltraitance et des abus, au niveau international.

    Elle est directrice de la Formation européenne de relation d'aide chrétienne envers les personnes (sexuellement) abusées (FERACPA), école qui forme des chrétiens à accompagner des victimes de maltraitance dans l’enfance. Cette école a lieu en Suisse romande (www.feracpa.org).

    Elle est licenciée de l’International School of Abuse Related Pastoral Counseling (Isarpac), qui a évolué depuis pour devenir l’International Psychotherapy School in Christian Culture (IPSICC / Ecole internationale de psychothérapie en culture chrétienne), au Danemark.

    Elle est cofondatrice du Centre de relation d'aide chrétienne du Nord vaudois «Le Large», à Yverdon-les-Bains.

  • Encadré 2:

    Prévenir et guérir dans l’Eglise

    « Dans le domaine de la prévention des abus sexuels, les Eglises pourraient organiser des temps afin de parler de sexualité aux parents, et aussi leur apprendre à aborder ce sujet avec leurs enfants, explique Catherine Wüthrich. Elles pourraient proposer ces moments comme on propose des cours de préparation au baptême ou au mariage. Et elles ne se contenteraient pas de formations ponctuelles, mais elles intégreraient ce thème dans des séries d’enseignements. Cela pourrait, par exemple, passer par des enseignements ‘mères-filles’ et ‘pères-fils’. » Certaines règles contribuent à prévenir des drames.

    • Montrer aux parents comment enseigner à leurs enfants les éléments de base de la relation : les bons et les mauvais touchers, les bons et les mauvais secrets, le fait que le corps d’un enfant lui appartient…
    • Un extrait du casier judiciaire devrait être demandé aux personnes en charge d’enfants, dans les Eglises et dans les camps.
    • Aucun moniteur ne devrait passer du temps seul avec un enfant. Cette règle s’applique également lorsqu’un enfant doit être accompagné aux toilettes.
    • Les parents devraient être attentifs aux changements de comportement de leur enfant, tels que le somatique, la régression, le repli sur soi avec tristesse ou agressivité. En cas de doute, surtout lorsque cela est apparu après une activité d’Eglise, ils devraient en parler aux responsables de la communauté.
    • Il est important de toujours croire un enfant qui s’exprime.
    • Lorsqu’un drame a eu lieu, la question du pardon et de la dénonciation se pose. « Il faut dénoncer, ou mieux, inciter l’abuseur à se dénoncer aux autorités, insiste Catherine Wüthrich. Parce que la loi est là pour protéger l’enfant, pour dire ‘stop’ et pour empêcher l’abuseur de récidiver. Et s’il se dénonce, il bénéficiera de la bienveillance de la justice. »
    • Lorsque l’abuseur se repent, la dénonciation doit tout de même avoir lieu, car celui- ci a besoin d’aide, d’un cadre adapté et d’une prise en charge par des thérapeutes professionnels. Le pardon touche à la « loi de Dieu », alors que la transgression touche à la loi humaine. Ce sont deux instances différentes. En d’autres termes, gérer les choses « entre soi », en déplaçant un pasteur ou un responsable jeunesse dans une autre Eglise, ne convient pas. Cela ne fait que déplacer le problème et invite l’offenseur à récidiver.

    Les Eglises ont un rôle à jouer pour entourer les cabossés

    « Les Eglises ont des possibilités insoupçonnées, qui pourraient être développées, pour entourer tant les victimes que les abuseurs, précise encore Catherine Wüthrich. Il y a là un potentiel énorme, si l’Eglise vit la grâce et la paix de Dieu. Car Dieu ne nous demande pas de changer les gens mais de les aimer. L’amour en action, qui puise son inspiration dans la Parole de Dieu, est un remède extraordinaire. Il est capable de réparer les pires des cabossées de la vie. En effet, en synergie avec la prière, les dons de l’Esprit et les différents ministères, l’amour offre tous les ingrédients nécessaires permettant la restauration et la guérison des personnes en souffrance, y compris des délinquants sexuels. Etre entouré par des gens bienveillants et équilibrés, dans un cadre clair, a un effet thérapeutique fort – complémentaire du traitement médical – pour les abuseurs. Et il constitue un facteur de résilience pour les abusés.»

  • Encadré 3:

    Prévention dans les institutions au service de l’enfance et de la jeunesse

    Dans les institutions qui organisent des activités pour les enfants, des règles de bonne conduite visent à prévenir, entre autres, les agressions sexuelles. Exemple des camps organisés par le Grain de blé.

    Les institutions qui organisent des activités destinées à la jeunesse sont particulièrement concernées par les abus sexuels et leur prévention. « Mais, pour nous, le risque principal n’est pas d’engager un moniteur pédophile, précise Patrick Gasser, le directeur du Grain de blé, à Ballaigues. En effet, nous assistons à une évolution du risque. De plus en plus, les abus sexuels sont commis entre enfants eux-mêmes. Dans le canton de Vaud, les activités de jeunesse déplorent chaque année entre deux et quatre dénonciations liées à des faits sur mineurs, survenus en leur sein. »

    En effet, selon une enquête parue dans Le Matin Dimanche et le Tages-Anzeiger, le nombre de dénonciations pour abus sexuels est en augmentation en Suisse ; il a été de 727 en 2018, contre 455 en 2009. Dans près de la moitié des cas, l’agresseur avait moins de 15 ans. Ainsi, l’an dernier, 53 mineurs ont été accusés de viol et 167 d'actes sexuels sur des enfants. Selon la même enquête, les experts pensent que cette évolution des comportements est due à la pornographie : facile d’accès sur internet, elle touche des enfants de plus en plus jeunes, et elle donne une image erronée de la sexualité.

    « Dans les camps d’enfants du Grain de blé, nous travaillons ‘en amont’, ‘pendant’ et ‘en aval’, explique Patrick Gasser. En d’autres termes, la prévention des abus commence avant chaque camp, se poursuit durant le camp, et continue après. »

    En amont, l’équipe d’encadrement est soigneusement sélectionnée. Selon les recommandations du Service de protection de la jeunesse (SPJ), tous les collaborateurs doivent produire un extrait du casier judiciaire et un extrait du casier judiciaire spécial. Les directeurs de camps sont formés et travaillent en tandem, jamais seuls. Les moniteurs sont rencontrés avant le camp et formés, y compris à la question des abus.

    Durant les camps, des règles de bonne conduite doivent être acceptées par les campeurs comme par l’encadrement. Elles sont nommées « Règles d’or » au Grain de blé et concernent le respect (vocabulaire respectueux, pas de contrainte physique), la protection médiatique (pas de téléphones portables, pas d’accès aux réseaux sociaux), l’intimité (pas de nudité publique, nuits en pyjama, pas d’enfants sur les genoux, porte des chambres ouvertes, pas de secrets), etc.

    En aval, la prévention prend la forme de questionnaires d’évaluation, permettant aux parents et aux enfants de donner un retour sur le camp. Elle passe aussi par l’interdiction de poursuivre des contacts entre campeurs et membres de l’encadrement, sinon en passant par l’organisation elle-même.

     

    10 règles dor GdB

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