« En ce moment, on ne veut plus regarder la vue ; on regarde juste le ciel. » Sur les hauteurs du village de Beit Jala, Tony Sfeir domine la vallée de Crémisan. L’arrière de la maison de ce prothésiste dentaire est bordé par le mur de la colonie israélienne Har Gilo. A 30 mètres, des barbelés augurent de la construction d’un autre pan de cette construction qui vise officiellement à protéger la population israélienne de toute « intrusion terroriste palestinienne ». « Je vis dans un cul-de-sac entre deux murs, commente Tony. Regardez le jardin : je n’ai pas d’eau pour l’arroser. J’en reçois une fois tous les 3 mois durant l’été. La colonie derrière en a par contre 24 heures sur 24. C’est très injuste ! A un moment donné, on arrête de penser. Il y a comme un blocage. On s’explose de l’intérieur, vous savez. En moi, j’ai une bombe qui explose à chaque fois que je tourne le robinet et que je n’ai pas d’eau. » Comme plusieurs Palestiniens chrétiens, Tony a envoyé ses deux enfants à l’étranger : « Il n’y a pas d’avenir ici », commente-t-il, désabusé.
« L’atmosphère est triste », lui fait écho à quelques kilomètres de là le supérieur salésien Gian-Maria Gianazza, qui balaie du regard la vue que lui offre le monastère de sa communauté. « Dans cette vallée de Crémisan, 75 familles auront des problèmes à l’avenir pour avoir accès à leur terre. Pourquoi ? A cause de problèmes politiques, de sûreté, de murs en cours de construction ! »
Reprise des travaux
Après avoir averti qu’il ne voulait pas parler de politique, ce frère salésien accepte de monter dans la voiture et de montrer les travaux qui ont repris en avril dernier. Italien d’origine, cet homme craint de devoir quitter le pays s’il parle trop librement. « Regardez : ils ont creusé sur notre terrain, ils ont laissé les pierres et les bâtons ; on ne peut plus planter de vignoble, rien, dit-il néanmoins. Vous voyez le mur tout près ? De l’autre côté, il y a des terres de familles palestiniennes. Elles n’y ont plus accès ! »
Les 300 hectares de la vallée de Crémisan sont connus pour leurs cultures en terrasses, leurs vignobles et leurs champs d’oliviers. « Nous avons maintenant confié l’affaire à notre avocat et c’est lui qui suit les choses. On ne voudrait pas qu’on nous coupe la propriété : c’est une entité unique. » Mais en attendant que l’homme de loi se fasse entendre, le mur continue à se construire. « Oui, c’est une réalité qu’on ne comprend pas », commente Gian-Maria Gianazza en haussant les épaules, fatigué. Le monastère accueille en fin de semaine chrétiens et musulmans dans ses jardins : « Nous leur disons de prier pour la paix », indique-t-il encore.
Issa Shatleh travaille à la municipalité de Beit Jala. Il est l’une des personnes dont les terres se trouvent désormais de l’autre côté du mur, là où se trouvent notamment les deux colonies de Gilo et Har Gilo que les Israéliens veulent protéger. « Le mur a simplement mis fin à nos rêves, à notre futur », résume-t-il. Se perçoit-il d’abord comme chrétien ou Palestinien ? Il choisit la deuxième option, sans hésiter. Par ce positionnement, il montre que musulmans et chrétiens sont pareillement concernés en Palestine par le mur et la ségrégation qui en découle. Mais quel combat mener ? Et avec quelles armes ? Difficile de manifester face à des soldats de l’armée israélienne bardés de fusils mitrailleurs.
Situations aberrantes
Il y a 16 ans, durant la deuxième Intifada, une série d’attentats-suicide a provoqué la création de ce mur, explique l’historien et politologue israélien Simon Epstein. L’ouvrage est projeté sur 712 kilomètres, dont le 85% est situé sur terres palestiniennes. « La gauche israélienne voulait l’ériger sur la frontière de 1967. C’était inacceptable pour la droite. Les implantations voulaient être dedans... Mais cela signifiait inclure des villages palestiniens... Quoi faire ? Au terme d’un processus grotesque, on en est arrivé à un tracé selon lequel des villages sont complètement enfermés. Et il y a des situations aberrantes où des personnes doivent faire un détour de 30 km pour voir des membres de leur famille, qui se trouvent juste de l’autre côté du mur ! »
A Crémisan, 60% des habitants sont de religion chrétienne. Ils ne sont plus que 15% à Bethléem, selon des estimations concordantes qui émanent des premiers intéressés. Pas une famille chrétienne de Beit Sahour, de Bethléem ou de Beit Jala, trois municipalités contiguës qui ont longtemps été à forte majorité chrétienne, qui n'ait aujourd’hui une partie de ses membres à l'étranger. « Les Palestiniens chrétiens portent ici une croix, estime Peter Sabella, l’un d’eux qui est guide touristique. Parmi les musulmans et les juifs, ils sont au milieu. Pour les uns, ils sont des infidèles. Pour les autres, juste des Palestiniens. » Tony Sfeir regrette : « Il nous manque un Herzl, une Golda Meir ou un Nelson Mandela à même de nous fédérer, nous, Palestiniens, et de nous rendre notre dignité. »
De retour d’Israël-Palestine, Gabrielle Desarzens
Cet article a été publié dans les colonnes du Courrier le 16.09.16.